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L'Express: 13 Mai 1993 > L'entreprise > Le technico-commercial

Le technico-commercial
Christophe Agnus

Il a une cravate et les cheveux courts. Une concession qu'il doit à ses clients et qui ravit ses parents. Sur la carte de visite (en couleurs) qu'il glisse en fin de rendez-vous, deux mots le décrivent: « technico-commercial ». Ce pourrait être «ingénieur commercial » ou «animateur de ventes »: selon l'Afnor - l'évangile des appellations contrôlées - il y a 157 façons de définir son métier. Lui sait seulement qu'il est indispensable . Tous les médias et son patron le lui répètent: il est un «éclaireur sur le front du marché», un «samouraï» qui «défendra les linéaires», un «soldat de la relance». Doit-il porter le casque ? Son boulot, il l'a trouvé par annonce. Une « société leader » cherchait un être humain « heureux de se lever chaque matin pour gagner ». Super. Mais la dialectique du bonheur s'accompagnait de quelques précisions: notre homme devait être opiniâtre, responsable, méthodique, accrocheur, rigoureux, convivial, combatif, consciencieux, diplomate, exigeant, ambitieux. Et totalement motivé. On lui demandait -aussi - de maîtriser parfaitement l'allemand. Idéalement l'anglais. La connaissance de l'espagnol et du turc était souhaitée. (Et s'il sautait 2,12 m en hauteur, ce serait bien vu...) De lui, on attendait de ces choses: le charisme, le tempérament défricheur, la réelle capacité de séduire, le flair, la jeunesse, l'expérience (« réussie »), le goût du challenge, le sens de la conclusion. Et la rage de convaincre. (On a piqué des dobermans pour moins que ça...) Une voix off complétait l'annonce: « Vous serez notre Pionnier, notre Contact, notre Ambassadeur »; « votre présentation » sera « irréprochable ». Bref, le profil d'un sanctifiable. Ou du mari idéal . La perle. Madame , ne le loupez pas, celui--là. Encore que. Une indication ternissait l'offre d'emploi: « véhicule fourni ». Ce qui voulait dire: cinq jours par semaine sur les routes...

Le sixième, au siège... Ici, il se pince. Lui, le « partenaire intégré à la stratégie marketing », on lui promet des « incentives » s'il réalise de « bons deals» sans «one shot ». Et s'il « capitalise ses talents », s'il affirme son « leadership» , il peut «envisager un futur évolutif ». Là, il a du mal à ne pas éclater de rire. Il repense au métier dont son père était si fier. Un métier où la chaleur humaine et la sobriété de langage faisaient merveille: papa était vendeur.