Amérique, de Jean Baudrillard. Grasset (Livre de Poche),
1986
o Extrait 1
Mots clés/key words: Sourire/Smile
Le sourire que chacun t'adresse en passant, crispation sympathique
des maxillaires sous l'effet de la chaleur humaine. C'est l'éternel
sourire de la communication, celui par lequel l'enfant s'éveille
à la présence des autres, ou par lequel il s'interroge
désespérément sur la présence des
autres, l'équivalent du cri primal de l'homme seul au
monde. Quoiqu'il en soit, on vous sourit ici, et ce n'est pas
par courtoisie ni par séduction. Ce sourire ne signifie
que la nécessité de sourire [.] Sourire autoprophétique,
comme tous les signes publicitaires: souriez, on vous sourira.
Souriez pour montrer votre transparence, votre candeur [..]
pp. 36-37
o Extrait 2:
Mots clés/Key words: Utopie/Utopia; Idéaux/ideals
Les Etats-Unis, c'est l'utopie réalisée. Il ne
faut pas juger de leur crise comme de la nôtre, celle des
vieux pays européens. La nôtre est celle d'idéaux
historiques en proie à leur réalisation impossible.
La leur est celle de l'utopie réalisée confrontée
à sa durée et à sa permanence. La conviction
idyllique des Américains d'être le centre du monde,
la puissance suprême et le modèle absolu n'est pas
fausse. Elle ne se fonde pas tant sur les ressources . les techniques
et les armes, que sur le présupposé miraculeux
d'une utopie incarnée, d'une société qui,
avec une candeur qu'on peut juger insupportable, s'institue sur
l'idée qu'elle est la réalisation de tout ce dont
les autres ont rêvé justice, abondance, droit,
richesse, liberté : elle le sait, elle y croit et finalement
les autres y croient aussi.
pp. 76-77
o Extrait 3
Mots clés/key words: Négativité/Negativity;
Esprit critique/
Nous [les Français] vivons dans la négativité
et la contradiction, eux [les Américains] dans le paradoxe
(car c'est une idée paradoxale que celle d'une utopie
réalisée). Et la qualité du mode de vie
américain réside pour beaucoup dans cet humour
pragmatique et paradoxal, alors que le nôtre se caractérise
(se caractérisait?) par la subtilité de l'esprit
critique.
pp. 78
o Extrait 4
Mots clés/key words: Histoire/History; Idéologie
politique/Political Ideology; Utopie/Utopia; Révolution/Revolution;
Social;
C'est ce dynamisme d'ensemble, cette dynamique de l'abolition
des différences qui est passionnante et qui pose, comme
le disait Tocqueville, un problème nouveau à l'intelligence
des sociétés humaines. Il est d'ailleurs extraordinaire
de voir combien les Américains ont peu changé depuis
deux siècles, bien moins que les sociétés
européennes prises dans les révolutions politiques
du XIXe siècle, alors qu'eux ont gardé intacte,
préservée par la distance océanique qui
est l'équivalent d'une insularité dans le temps,
la perspective utopique et morale des hommes du XVIIIe siècle,
ou même des sectes puritaines du XVIIe siècle, transplantée
et perpétuée à l'abri des péripéties
de l'histoire. Cette hystérie puritaine et morale est
celle de l'exil, celle de l'utopie. Nous leur en faisons procès:
pourquoi la révolution n'a-t-elle pas eu lieu ici, pays
neuf, pays de la liberté, bastion avancé du capitalisme?
Pourquoi le "social", le "politique", nos
catégories de prédilection, ont-ils si peu de prise
ici? C'est que le XIXe siècle social et philosophique
n'a pas franchi l'Atlantique et que les choses vivent toujours
ici de l'utopie et de la morale, de l'idée concrète
du bonheur et des moeurs, toutes choses qu'en Europe l'idéologie
politique a liquidées, Marx en tête, vers une conception
"objective" de la transformation historique. C'est
de ce point de vue que nous taxons les Américains de naïveté
historique et d'hypocrisie morale. Mais c'est simplement que,
dans leur conscience collective, ils s'inscrivent plus prèes
des modèles de pensée du XVIIIe siècle:
utopique et pragmatique, que de ceux qu'imposera la Révolution
française: idéologique et révolutionnaire.
pp. 88-89
o Extrait 5:
Mots clés/Key words: Espace/Space; Voitures/Cars
Il y a une sorte de miracle dans la fadeur des paradis artificiels,
pourvu qu'ils atteignent à la grandeur de toute une (in)culture.
En Amérique, l'espace donne une envergure même à
la fadeur des suburbs et des funky towns. Le désert
est partout et sauve l'insignificance. Désert où
le miracle de la voiture, de la glace et du whisky se reproduit
tous les jours : prodige de la facilité mêlée
à la fatalité du désert. Miracle de l'obscenité,
proprement américain : de la disponibilité totale,
de la transparence de toutes les fonctions dans l'espace, qui
lui pourtant reste insoluble dans son étendue et ne peut
être
conjuré que par la vitesse.
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