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L'Express: 13 Mai 1993 > L'entreprise > Le cadre dynamique

Le cadre dynamique
Jacques Buob

Embrasser la carrière de cadre peut para”tre, a priori, un choix sans risque. Erreur. Le cadre moderne doit apprendre à vivre dans une atmosphère hostile. Que lui dit-on ? Que par les temps qui cou-rent, la priorité est aux battants. La vie n'est pas une opérette. D'accord. On n'est pas à Mogador ou au Châtelet, faut se retrousser les manches. OK. On n'a rien sans rien. Jusque-là, parfait.

Le cadre sait que la vie est une jungle, ses parents le lui ont assez répété, ou bien son expérience le lui a appris. Le paléolithique inférieur, en revanche, c'est nou-veau. La sélection naturelle, vous connaissez ? Les plus faibles n'ont aucune chance de survivre. D'ailleurs en ces âges reculés, on les abandonnait pour ne pas ralentir la marche de la tribu. Le chômage est un ptérodactyle qui attend sa proie et s'abat sur les attardés du diplôme, les mollassons de l'ambition. Le monde est peuplé de cannibales: pas de quartier en cas de disette. Et la disette, on y est. Il n'y a pas manger pour tout le monde, l'époque est sans pitié. La concurrence fait rage, affžtez vos canines. Le patron est un chef de bande, l'entreprise chasse en horde. Pas de sentimentalisme mal placé: c'est eux ou vous. La loi du plus fort. Un dis-cours contemporain pour entreprise qui a compris ce qu'est le management des hommes.

Voilà le jeune cadre prévenu. Les écoles ne sont que des pouponnières, alors qu'il s'agit de préparer le débarque-ment de Guadalcanal. Dans le commerce international, on n'a pas affaire à des amateurs. Les Américains, ce sont tous des marines. Les Japonais, des samoura•s, pour les plus civilisés; des kamikazes, pour les autres. Le cadre français apprend vite qu'il a un état d'esprit de loser. Para”t que c'est culturel. Le commercial hexago-nal serait trop bien élevé, trop cultivé. L'ambassadeur démodé de la France éter-nelle. Le VRP franchouillard aussi. Ter-miné. Le gestionnaire est trop fonction-naire, et le créatif trop esthétique. Il faut en finir avec l'image d'une France qui se croit géniale, mais qui ne sait ni gérer ni se vendre. Le génie, c'est une fraise sur le gâteau. Le cadre français doit changer de men-ta-li-té.

Alors, que voulez-vous, à entendre un tel discours, il s'y est mis, le cadre. Il n'avait pas le choix. A l'école de com-merce, on lui apprend les rudiments du kendo, art martial où on se tape sur la tête à grands coups de bâton en poussant des cris gutturaux. Dans l'empire du Soleil- Levant, il para”t que c'est la règle. Z'avez vu les résultats de Sony ? Une bonne initiation pour transformer les corps et les cerveaux, et créer une génération de gagneurs.

D'étranges personnages sont entrés dans les cellules de direction des entreprises de pointe. Ils ont le regard tourné vers l'intérieur. Impressionnant. Imbibés de Lao-Tseu ou de retour de Santa Fe (Nouveau-Mexique), capitale américaine du new age, avatar du hippisme version high-tech. Tous les gars d'Apple y seraient passés. L'informatique US plonge ses racines dans des caissons de relaxation, modèle Michael Jackson - un type qui a réussi. Si le patron est séduit, le cadre doit suivre le mouvement. Il lit Ç L'Art de la guerre È et ÇLe Livre des cinq anneauxÈ, guide de combat d'un samoura• du XVIIe siècle.

Pour faire plaisir à son boss, ne pas passer pour un cave, un laissé-pour-compte de la modernité - et pour garder son job le cadre se découvre des capacités insoupçonnées. Désormais, il saute à l'élastique de ponts de 100 mètres de hauteur, aussi à l'aise qu'en jogging le dimanche autour du lac du bois de Boulogne. Certes, I'exercice est devenu banal depuis que des octogénaires s'y livrent sans craindre l'infarctus, mais il para”t qu'on se sent mieux après (on le comprend), et que l'esprit de groupe y gagne. Le cadre participe à des stages de survie. Lâché en milieu hostile, avec une boussole, un couteau et quelques collègues de bureau. Pour les sociétés qui ont les moyens. L'affaire se déroule dans le Ténéré. Pour les autres, à Fontainebleau. Le désert, évidemment, c'est mieux: on risque d'y mourir de soif ou de se faire piquer par les scorpions, ce qui forge le caractère. Des gens très sérieux qui ont fait HEC et Harvard vous expliquent au retour que c'est comme dans Ç La Guerre du feu È quand on envoyait les jeunes chercher la flamme de la vie dans le campement de la tribu d'en face.

Il est prêt à tout, le cadre moderne, quand il réintègre son bureau repeint de couleurs propices à engendrer la réflexion créatrice. Va-t-il vendre plus de couches-culottes, d'acier trempé ou de bouillon lyophilisé ? Voilà la question. Patience. Au bout d'un temps variable, la bo”te aura fermé ou alors on sera revenu à la sagesse. Resteront de beaux souvenirs, quand même.