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L'Express: 13 Mai 1993 > L'entreprise > Le chômeur

Le chômeur
Jacques Buob

C'était il y a longtemps. Au gamin qui se la coulait douce à l'école les parents lançaient: Ç Tu finiras chômeur ! È Dans les cas graves, le garnement avait droit à une variante: Ç Tu finiras sur l'échafaud ! È Ce qui prouve que, dans l'esprit de l'époque, le chômage était l'antichambre du crime. Comme il y avait de l'ouvrage pour tous les courageux, le chômeur rasait les murs à l'heure où ses voisins étaient partis au bou-lot. On le pointait du doigt. L'oisiveté, disait le proverbe, est mère de tous les vices. Le chômeur n'était qu'un bon à rien qui manquait à la mission première de l'homme: nourrir honnêtement sa famille. La honte en retombait sur sa progéniture. C'était il y a quarante ans, pas davantage. Le jour où L'Express publie son numéro 1, la France compte moins de 80 000 sans -emploi. C'était avant que tout bascule.

Aujourd'hui, il y a ceux qui ont un job et ceux qui n'en ont pas. Il est recom-mandé aux premiers de n'en tirer aucune vanité: ils savent bien qu'ils sont en sur-sis. Leur destin ne leur appartient pas. Il peut leur tomber sur la tête d'un jour à l'autre. Une usine qui ferme, un licencie-ment massif, qui s'en soucie ? Quelques lignes dans les journaux, et encore. Les diplômes, l'expérience, le courage, l'audace, la jeunesse, la volonté: plus rien ne met à l'abri du grand toboggan. Ils y glisseront peut-être un matin que rien ne différencie des autres, de ceux où on embrasse ses gosses qui partent au lycée, avant de monter dans sa voiture et de se glisser dans les embouteillages qui mènent au bureau. Le rituel immuable. Vous avez dit Ç immuable È ?

On a inventé des mots pour ça: com-pression de personnel, optimisation de l'outil de travail, restructuration, que sais-je encore ? C'est peut-être par psychologie. On dit rarement à un malade, de but en blanc, qu'il a un cancer. On l'habitue petit à petit à l'idée qu'il est passé de l'autre côté du miroir. Le Ç restructuré È, au début, il ne se sent pas tout à fait chômeur. Des trucs comme les accidents de la route, on s'imagine toujours que ça n'arrive qu'aux autres. On se dit qu'on est dans une mauvaise passe et qu'on va s'en sortir. Les chômeurs de longue durée ? Ils n'ont pas su se débrouiller. La dégringolade, la déchéance sociale, c'est bon pour les scénarios. Jugnot en a tiré un film qui s'appelait Ç Une époque formidable È. Gérard Jugnot, c'est juste un bon acteur qui fait du spectacle. Du cinéma...

L'angoisse s'installe insidieusement, au fil des mois qui passent. Cette époque for-midable a éduqué ses enfants dans le mythe de l'ascension sociale, des signes extérieurs de la réussite professionnelle. Elle les laisse tout nus devant les revers de la fortune, quand vient le temps des pre-miers échecs, des lettres de candidature sans réponse, ou alors, style circulaire à mille exemplaires, des espoirs déçus, de l'attente à l'Agence nationale pour l'emploi, des stages de formation qui ne servent à rien, du moral qui commence à se débiner quand approche la Ç fin de droits È. Il faut se reconvertir, repartir de zéro ? Facile à dire. Soudain votre âge vous tombe dessus sans crier gare. Trop jeune ou trop vieux, selon les cas. Trop jeune: pas d'expérience. Trop vieux: votre avenir est derrière vous. A 45-50 ans, on se prend pour un type en pleine forme, au fa”te de sa car-rière, bourré d'ambition, des projets plein la tête. Le lendemain, on est un chômeur entre deux âges pas facile à caser. Trop cher, trop compétent. Vous parlez d'une excuse ! C'est le moment où l'on se met à éviter le regard de ses enfants, celui de sa femme, de ses amis qu'on fréquente moins, où l'on a honte de rester à la mai-son. Plus le courage de faire semblant devant les autres.

Le cadre chômeur se surprend parfois à envier les ouvriers. Eux au moins, pense--t-il, se serrent les coudes. De feue la lutte des classes ils ont conservé des valeurs qui comptent: la solidarité, le gožt de se battre, la fraternité dans l'épreuve, la cha-leur humaine... Il se dit: Ç ‚a doit aider quand on est au fond du trou. È Mais il se trompe, le na•f. Tout cela, c'est du passé. Il n'y a plus de classe ouvrière, ou si peu. Atomisée dans le chacun pour soi, fondue dans le melting-pot du confort moderne. Les robots remplacent les hommes. Le savoir-faire est une valeur en baisse. Le chômeur se demande s'il n'est pas une vic-time du progrès, lui qui souvent s'en croyait l'avant-garde. Dans la voiture-balai des laissés-pour-compte, le regard vide, tout le monde se ressemble.

En vingt années, des gouvernements de toutes les couleurs ont pondu dix-sept plans antichômage avec le succès que l'on voit. La faute à qui, la faute à quoi ? Allez vous rebeller contre la conjoncture, les taux d'intérêt, la productivité, la crise, 5 millions d'exclus attendent que ça change. Ils attendent Godot.