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L'Express: 13 Mai 1993 > L'entreprise > Le capitaine d'industrie

Le capitaine d'industrie
Geneviève Lamoureux

On nous l'a changé. Du fond de nos vallées, on en parlait comme d'un vampire, d'une goule, d'un esclavagiste qui Ç exploite la sueur du travailleur È. Pis: d'un paternaliste qui pinçait la joue de ses fidèles grognards -et cassait la tête du premier qui grognait vraiment. Son empire - du charbon, de l'acier, du portejarretelles - il le devait à sa famille. Industriel n'était pas un job. C'était une charge. On l'imaginait à Ç défaire les ministres È, à Ç spéculer sur le dos de la France È, à entretenir danseuses et bayadères. L'image n'était pas bonne.

On nous les a changés. L'homme et l'image. Qu'il soit de droite, de gauche, de nulle part, diplômé ou pas, jeune ou Ç toujours jeune È, le capitaine monte au front et rassure les troupes. ‚a fait du monde: l'actionnaire, le banquier, I'employé, le syndicaliste , le consommateur, le ministère de tutelle, Bruxelles. Certains ont même une mère. Il faut rassurer maman. Vanter la santé de la boutique. Montrer l'exemple. Donc, se montrer. Il est bordé par un bataillon d'experts en relations publiques, de dir' com, d'attachés de presse, de conseils, de cabinets, de consultants en image. Ç Tu m'as trouvé comment, chérie ? È Certains ont même une femme.

A la télévision, il sort des Carambar de sa pochette et va jusqu'à se déguiser en Louis XIV. On n'en a vu aucun faire la roue -mais ça pourrait venir. Tous les matins, il épluche la presse - qu'il soutient parfois - et s'étrangle quand le Ç papier È n'est pas bon: Ç Ils écrivent n'importe quoi, ces journalistes... È Si l'article est favorable ? Ç Il a du talent, ce type-là... È

Il aboie beaucoup: contre les Japonais, les taux d'intérêt, les Japonais, les technocrates, les Japonais, les circulaires suicidaires. Et les Japonais. Parfois, il estime qu'il n'en a pas suffisamment sur les bretelles. Il gère des opéras et des clubs de foot, lance des raids dans le Ténéré, finance de beaux bateaux qui vont sur l'eau.

Longtemps frileux, notre capitaine est devenu corsaire: il prend à l'abordage la grande Europe, les ”les du Pacifique, les Etats-Unis; il envoie même des fusées sur la Lune. Visionnaire, il l'est. Mais sa vie quotidienne est pourrie par les états d'âme permanents de ses collaborateurs. Et puis... Et puis, quoi ? Du jour au lendemain - et il le sait - il peut se faire virer. En somme, c'est un être comme vous et moi.