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L'Express: 13 Mai 1993 > L'entreprise > L' informaticien

L' informaticien
Jean-Paul Ribes

Tout s'est passé avec le sourire. Sourire de ceux qui savaient déjà comment ça marchait, sourire de ceux qui étaient persuadés que ça ne marcherait jamais. Mais surtout son sourire à lui, l'informaticien que l'agence avait décidé d'embaucher, faisant enfin de nous une entreprise moderne. La pub, ce sont souvent de vieilles idées remises au gožt du jour. Il nous inventa donc un système permettant de tout savoir sur toutes les campagnes et leurs résultats exhaustifs depuis l'invention de la réclame. On se battait désormais avec des arguments de poids - 4 kilos de dossiers par réunion - on mesurait les idées au mètre cube.

Les nostalgiques de la fiche bristol et de l'IBM à boule faisaient triste figure. Mais il avait sa cour. Les bons élèves - ceux qui découvraient les chambres inexplorées de logiciels de plus en plus exotiques - étaient récompensés d'un jeu, d'un raccourci dans le passage d'un programme à un autre. Fabuleuse chasse au trésor, creusant les inégalités, révélant d'obscures impuissances, des culpabilités freudiennes... Pour plus d'un, notre doux seigneur des computers se transforma en ayatollah d'un culte inédit. La révérence devant ÇMic-MacÈ, le Mac qui met Mickey dans vos mémos, devint aussi contraignante que le salut au patron, connu des usines japonaises. Notre dieu était-il un diable ? On rapporta un bruit atroce: le délicat jeune homme se gaussait en termes orduriers de ses administrés, Çtrop c... pour les machines qu'on leur offrait È. Avec l'écroulement du marché, le temps des économies gomma quelques sourires. Pas la foi. Il réussit à convaincre l'un des quatre patrons qu'une bonne mise à jour de notre système pouvait réaliser des miracles. Les dernières réserves de l'agence y passèrent. En vain. Les machines disparurent. On jouait à Super Mario sur celles qui restaient. Rachetée, l'agence fut délocalisée à Glasgow. Il nous expliqua tristement - mais graphiques à l'appui - l'intérêt de la mobilité des entreprises dans l'Europe sans frontières. Irrépro-chable. Le jour du pot d'adieu, alors que tous échan-geaient les adresses de leurs ANPE, il ne vint pas. Il était devenu, tambour battant, la star d'un cabinet d'outplace-ment - la vision inversée des chasseurs de têtes. Il plan-chait déjà sur un programme d'allègement des effectifs dans l'agroalimentaire.