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L'Express: 13 Mai 1993 > L'entreprise > Le petit patron

Le petit patron
Vincent Beaufils

Au grand patron il laisse la 605, les négociations en millions de francs et la lecture du ÇFinancial TimesÈ. La R 25, les discours en écus et ÇLe MondeÈ, c'est pour le haut fonctionnaire. Sa voiture ? Une XM - tendresse de l'ingénieur rentré pour les bidules de Citro‘n. Son unité de compte ? Le KF (1 kilofranc = 1 000 francs) - on n'est jamais trop prudent. Son journal ? ÇLes EchosÈ - on n'a jamais assez de temps. Sur la brèche soixante heures par semaine au minimum, il s'imagine chef d'orchestre, mais oublie que sa formation manque cruellement de solistes. En réalité, sur la scène du grand théâtre économique le petit patron a plutôt les habits du jongleur chinois courant derrière sa douzaine d'assiettes en perpétuel déséquilibre. Le chèque qui n'arrive pas, la presse qui flanche, le permis de construire qui se dérobe.... Une journée sans embrouille est finalement, pour lui, aussi inquiétante qu'une tournée sans commande. Dans ce monde disparate de la PME, qui va de la marbrerie centenaire, sauvée par la ténacité du dernier héritier, à la fabrique de ventilateurs à haute performance pour TGV, en passant par la distribution de volaille et gibier en demi-gros, une seule certitude est partagée: l'entreprise et son patron sont indissociables. Elle ne peut tourner sans lui. Il ne peut vivre sans elle.

Il a incontestablement les épaules larges et elle est invariablement fragile. Si le bon docteur Knock auscultait avec son stéthoscope le coffre-fort - toujours dans le coin gauche du bureau directorial - il dirait évidemment que sa bonne santé est un état précaire, qui ne présage rien de bon. Parfois même, la mort rôde autour de la maison. Quand un gros client a Ç fondu les plombs È et Ç planté un drapeau È de 500 KF. Ou quand les Italiens, Ç ces salopards È, s'amusent à casser les prix de 40 %. Et pourtant, cette fois encore, ça passe. Parce que, à l'inverse des dirigeants de grand groupe, le petit patron est d'abord un homme sage. Règle d'or: le premier bénéfice se fait à l'achat. Gestion à l'économie, chasse au gaspi. La tranquillité d-espritt il ne l'acquiert pas avec une assurance-crédit - sait-il seulement que cela existe ? - mais en accumulant une confortable trésorerie. Pour se mettre à l'abri du banquier, cet ennemi sincère qui lui veut du bien. Il a ses heures de gloire: en clientèle, lorsqu'il ramène un gros contrat, clin d'oeil à la plèbe des VRP pour leur rappeler qu'il est bien le premier commercial de la bo”te; en usine, pour accueillir sa dernière machine japonaise ou venir renifler la température d'un four: ou sur le terrain, quand il fait admirer sa cheminée non polluante au président de l'association écolo du coin...

Derrière son bureau - plateau en teck, pieds en acier, vestige des années 70 - il conna”t souvent des moments d'intense découragement. Abattu par les formalités, traumatisé par l'Urssaf, toujours en retard d'une circulaire, vaincu par les dernières mesures d'incitation à l'emploi, qui, évidemment, ne s'appliquent pas à son cas, perdu parmi des sigles cauchemardesques - essayez un peu de vous y retrouver au milieu des Drac, Dride, Direne et DGCCRF. Il bat en retraite devant le Bottin administratif et se souvient avec émotion de la colère de son père quand, en 1946, un deuxième formulaire, pour la Sécurité sociale, s'était ajouté à la seule déclaration jusqu'alors obligatoire, pour la taxe de 2,75 % sur le chiffre d'affaires.

Curieusement , les joutes avec le fisc ne le rebutent pas, si l'intrus est de bonne foi et ne lui reproche pas son salaire - entre 600 et 1 200 KF - ou sa 16-soupapes intérieur cuir. D'ailleurs, il aime la bagarre, y compris avec le délégué CFDT, à condition que le syndicaliste ne recherche pas la planque, et ne déteste pas le conflit. Face aux décisions difficiles, il n'a pas le choix: annoncer du chômage technique, se séparer d un vieux collaborateur, envisager la suppression du 13e mois... Cela lui fait mal au cur, mais il ne peut se dérober. Vraie différence avec son partenaire de tennis, salarié chez Pechiney: chez lui. impossible de refiler les Çpatates chaudesÈ à une quelconque hiérarchie.

De la grande entreprise, ce n'est pas la moquette et les plantes vertes qu'il envie. Mais plutôt les grosses pointures et les grands gabarits, lui qui n'arrive pas à constituer son équipe sans quelques bras cassés qui seraient mieux sur le banc de touche que dans l'effectif. Rêve impossible. Chaque fois qu'il décèle une graine de Platini, il n'arrive pas à la garder sous cloche. Destin des petits clubs, réservoir des grosses écuries. Sa revanche, il la prendra au syndicat professionnel, quand les gros pardessus le porteront à la présidence. Car, même s'il ne pèse pas lourd, il gueule fort. Et surtout, étranger aux combines des puissants, il a sa liberté de parole. Le voilà reconnu. Enfin, le jongleur d'assiettes chinois n'a plus le sentiment de n'exécuter qu'un numéro d'appoint.