Newsstand/Kiosque
L'Express: 13 Mai 1993 > L'entreprise > Le syndicaliste

Le syndicaliste
Armelle Thoraval

Ses appels émus à la mobilisation n'ont guère plus d'écho que le désuet refrain des Ç Roses blanches È braillé par Berthe Sylva. Au syndicalisme de masse il a substitué la chasse à l'adhérent, laquelle reste laborieuse, quoique moins flatteuse. Bleu de travail contre nud pap' du garçon de café, mots d'ordre contre verbe policé, habit du militant contre costume du VRP: il a tout troqué.

L'avenir appartient au syndicalisme de service, para”t-il. Week-end culturel à Salzbourg, stage de squash intensif, mutuelles à prix réduit: les loisirs, lui a-t-on assené, marquent la civilisation et gagnent les suffrages. Les harangues contre Clemenceau, les fronts trempés de sueur, le grisou des mines ne sont plus qu'un songe lointain.

Jusqu'alors, il usait, avec la tranquillité de l'artisan, de recettes éprouvées. Virtuose de l'indexation des salaires, esthète des repyramidages de carrière, joaillier des grèves, il connaissait la sérénité. L'ennemi identifié s'énonçait Ç patronat È, la dernière syllabe accentuée dans un souffle méprisant. Tout bon militant devait faire ses classes dans la lutte !

Mais, sans plus de bruit qu'un cachet d'aspirine, les classes se sont dissoutes dans l'étrange pétillement des années de crise. Populaire, la gouaille est devenue suspecte. Et le syndicaliste s'honore seulement d'avoir gagné ses galons de partenaire dans un jeu aux limites bien marquées. Sur la touche du terrain social, il reste discrètement nostalgique. Point besoin d'un bréviaire de style: pour le pouvoir d'achat, la ÇrevaloÈ ou les Çheures sup'È d'antan, la lutte avait ses mots. Le lexique était fourni avec les premiers timbres d'adhérent. Les consignes du bureau. de la commission exécutive ou du syndicat bordaient son univers. A l'atelier. il avait découvert que le travail s'organisait en collectifs. Que les débrayages n'avaient d'impromptu que le nom. Et que les heures de délégation étaient un bien précieux. Tout était simple. Las ! l'agitateur redoute maintenant d'être mis au piquet au cas où il lui viendrait à l'idée de fomenter une grève. La base se dérobe et cherche à débusquer l'affreux apparatchik sous les traits bonhommes de chaque syndicaliste. Court-circuité, il en a perdu son Marx. Décomposé, il lui faut Ç recomposer È les rangs, les force, les confédérations, les réformistes. Et apprendre qu'aujourd'hui les luttes sont intestines, et le laisseront toujours dans son plus simple appareil.