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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > Le chef cuisinier

Le chef cuisinier
Doninique C. Vallière

Ç Vite, à la maison ! È lança-t-il à ce bon vieux Marcel, son fidèle chauffeur, ancien ma”tre queux failli - il faut s'entraider dans la corporation... Avec ce fichu décalage horaire et ces dix-sept minutes de retard à Roissy-Charles-de-Gaulle, il arriverait juste pour son tour de salle sur le coup des 23 heures. Le temps de serrer la main des deux ministres annoncés et du président africain -il ne sait plus très bien de quel pays - venu spécialement de là-bas d”ner chez lui avant de faire un saut à l'Elysée... Quoi qu'il en soit, l'affaire tourne et sa femme est là. Six heures-minuit, elle s'occupe de tout. C'est elle qui a eu l'idée des tee-shirts. Pourquoi pas ? Avec les cars qui s'arrêtent et les petits vieux qui se font photographier devant l'entrée, ça peut marcher. Et cette verrerie luxueuse aux armes du restaurant, ces tabliers de chef avec le portrait du dieu Toque, de profil, le meilleur, ces cendriers qui se vendent comme des petits pains, à 150 francs, et cette superbe bibliothèque d'ouvrages de cuisine rares, dont certains sont en latin, qu'on vient consulter de partout... Les porte-clefs, les assiettes genre Vatican et les ronds de serviette gravés à son noms c'est encore elle. Elle a bien mérité son opossum, qu'elle portera pour la première fois à la réception de l'ambassade des Etats-Unis, lundi prochain. Et si elle fait venir le coiffeur et la manucure au restaurant, ce n'est que parce que le temps est précieux. Pendant qu'il donne ses conférences à Tokyo, c'est toujours elle qui s'épuise à courir les galeries à la découverte de ces peintres modernes qui décorent la salle à manger. Et elle s'y conna”t. Si ses parents ne l'avaient pas placée, à 14 ans, à l'école de coiffure, elle aurait rêvé de devenir marchand de tableaux. Alors, aujourd'hui, elle se sent un peu mécène... Tout ça, le ma”tre le sait. Il n'est pourtant pas dupe. Et elle n'a pas à se plaindre quand il la laisse seule avec un jeune chef qu'il faut Ç tenir È et du personnel à surveiller pendant que lui va au charbon. A elle la gloire, quand les grands de ce monde la félicitent après s'être gobergés. A lui les corvées. Ç C'est moi, ma chérie, qui me décarcasse pour l'exportation. Moi qui me tue à apprendre le japonais. Si tu crois que ça m'amuse... È Décidément, on est bien seul, incompris, quand on est au sommet. N'est-ce pas lui également qui fait des télés ? Important pour l'image. S'il est connu au fin fond du Colorado, ce n'est certainement pas à cause de son émincé de veau à l'anis, décoction de serpolet et infusion de gingembre, mais parce qu'il n'a rien laissé au hasard. Le travail, voilà le secret. Si tous les petits chefs qui ne s'en sortent pas avaient su y faire, ils ne seraient pas jaloux de lui... Seulement, les pauvres, ils ne quittent jamais leurs cuisines. Ils n'ont même pas pris le temps de lire Lacan. Comment voulez-vous qu'on parle d'eux ?... Lui, quand il parcourt le monde, consultant à Rio, conférencier à Washington, économiste à Harvard... c'est pour la France. Et s'il espère bien être le seul à savoir qu'il n'a même pas eu le bac, à moins qu'au contraire, comme le lui conseille son attachée de presse, il n'en fasse l'orgueil du premier tome de ses Mémoires prochains, ça ne l'empêche pas d'être aujourd'hui professeur dans trois fondations et deux écoles d'art culinaire. Quant à ses livres, traduits en sept langues, c'est tout de même bien lui qui donne les idées à ce nègre qui s'arsouille à sa table, et à l'il, pendant trois semaines, et repart avec, en plus, 0,5 % des droits d'auteur... Ç Je crée des emplois, je transmets le génie français dans le monde entier et je permets aux petits de suivre mon école...È Il la mérite, sa promotion d'officier dans l'ordre de la Légion d'honneur. Et si une brave ménagère achète une barquette surgelée cautionnée par lui, n'est-elle pas consciente de ce luxe, presque inaccessible, qu'elle s'offre ? Quand on est né dans le peuple, on doit savoir s'en souvenir... Bien sžr, comme les vedettes, comme les boxeurs dans l'angoisse du combat de trop, comme ses Ç copains du monde des arts, des lettres et de la politique È, il aurait parfois envie de tout arrêter. De se retirer dans son mas des Alpilles avec tennis, piscine et bergerie pour fromages de chèvre affinés à la propriété... Mais a-t-il le droit d'abandonner sa mission ? Et ce livre que son éditeur semble ne pas comprendre, alors qu'il lui en parle depuis deux ans. Ç Il est au fond de moi, il faut que ça sorte. Cette étude philosophique et religieuse de l'alimentation dans nos sociétés depuis l'ère chrétienne n'est-elle pas indispensable à notre culture ?... È Quand il parle comme ça, sa femme est drôlement fière. Surtout si elle se souvient de leurs débuts. Elle en salle et lui au piano. Parce qu'après tout, quoi qu'en pensent les critiques, ces journalistes qui se mêlent de ce qu'ils ne connaissent pas, elle sait bien qu'elle l'a vu faire la cuisine...