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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > le grand couturier

le grand couturier
Michel Legris

Sa vie se doit de ressembler à un conte de fées, puisqu'il a toujours rêvé d'être une fée. Il s'est d'abord exercé avec les poupées de ses surs. Il leur troussait de superbes atours et les transformait en princesses. Plus tard, en âge de brandir une baguette magique, il a découvert ce que le métier permettait: transformer la femme, qui, si belle qu'elle soit, n'est que de la chair, en être irréel, vaporeux, chatoyant, froufroutant, bref, un corps paré pour toutes les fêtes et avec lequel les beaux messieurs auraient envie de jouer.

Mais son plus grand miracle est de s'être lui-même mué en artiste. Fini le temps où les élégantes le tenaient pour un simple fournisseur. Il est devenu un créateur, un metteur en scène qui organise de ruineuses présentations de collections. Sa griffe est aujourd'hui une signature dont les initiales s'affichent parfois sur les vêtements eux-mêmes - quitte à se substituer au style. Pour un peu, ses robes, ses tailleurs, ses blouses seraient directement destinés au musée. Car elles se comptent désormais sur les doigts de la main, les vraies clientes, celles qui paient, rubis sur l'ongle et aux doigts, leurs toilettes. Pour les remplacer, il y a les épouses de ministre, les vedettes de l'écran - des emprunteuses qui font vitrine pour attirer le public vers les produits rentables, comme la parfumerie.

Cependant, la roche Tarpéienne guette le triomphe. Le prêt-à-porter a tué la petite couturière. Le grand couturier, rivalisant avec lui, s'est mis à ouvrir en masse des boutiques où le sigle prestigieux épouse le Ç décrochez--moi-ça È fignolé. Mégalomanie ? En tout cas, folie de l'agrandissement. Les financiers, occidentaux ou japonais, ont eu la bourse facile: ils flairaient un pactole charriant des ufs d'or. Mais ils ne sont pas des mécènes. Avides de bénéfices, ils considèrent que l'industrie couturière appelle le même management que l'industrie alimentaire ou hôtelière.

L'ennui, alors, pour la fée, c'est que le capital la chasse du Capitole et qu'elle risque de se retrouver à la rue - cette rue où si souvent elle est allée chercher l'inspiration - et toute nue. Elle a vendu, outre son renom, son nom. Sa signature n'est plus qu'une marque, étrangère à son art qui n'a pas su demeurer de l 'artisanat .

Les yeux lui restent pour pleurer. Ou pour implorer. Pourquoi pas ? Tant qu'il y aura des femmes...