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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > L' écrivain

L' écrivain
Pierre Combescot

Alcide, pour l'état civil Jean-Michel Truche, dont l'oeuvre, encore trop confidentielle à notre gré, vous a, sans doute, échappé, nonobstant le prix Louis Veuillot obtenu en 1979 pour son beau roman Ç La Vie inquiète de Judas Iscariote È, est, cependant, en passe de devenir un grand écrivain. Pas simplement un bel écrivain grâce à une manière bien à lui et à un style tout en jambes, mais le Grand Ecrivain. L'incontournable. Celui sur lequel notre époque se doit de compter; qu'on retrouvera bientôt en dictée dès la classe de CM 1. entre Mérimée et Erckmann-Chatrian; qui, sur un aphorisme bien frappé, fera rêver, jusqu'à en gober les mouches, les candidats au baccalauréat; dont on citera le bon mot, la dernière boutade dans le moindre des d”ners en ville: tout cela sans oublier ses Libres propos, ses Entretiens confidentiels, ses Points de vue, débauche d'idées et de conseils déjà prolixement répandue dans les pages de Ç La Montagne périgourdine È et du Ç Quercy libre È et qui n'aspire qu'aux colonnes du Ç Figaro È et du Ç Monde È pour y claironner l'apocalypse de la nature... Ayant ma”trisé l'angoisse de la page blanche avec une bonne douzaine de soties et de moralités légendaires, quelques essais, dont se détache sa superbe Ç Défense du topinambour ou les années noires È, ainsi que deux tragédies en vers blancs qui n'attendent que le bon vouloir d'un metteur en scène et, bien évidemment, son cycle romanesque, Ç Dans les vergers de Dieu È, clef de vožte d'une uvre qui le porte au tout premier plan des Çmoralistes de la nature È, l'inscrivant dans la lignée de l'auteur du Ç Blé qui lève È - ce qui ne devrait pas laisser insensibles ces messieurs de l'Académie française quand un siège viendra à y vaquer - Alcide. donc, s'attache pour l'heure à peaufiner son image. L'image du grand écrivain qui sommeille en lui. Il prend la pose. Mais son fidèle miroir, compagnon intraitable de cette ascèse rigoureuse, se trouve toujours là pour le rappeler à l'ordre et lui suggérer un détail.

Ç Mon pauvre Alcide, comment, te voilà rasé de frais ! Quand comprendras-tu que le grand écrivain doit porter la barbe ? Une barbe large et fleurie, souveraine, qu'il caresse silencieusement, I'il mi-clos, d'un geste paterne, quand on lui demande un avis sur le livre d'un confrère, ce qui en dit plus long que n'importe quel jugement. Vois comment fait, chez Pivot, ce grand faiseur et défaiseur de Goncourt, l' impeccable auteur d"'Un petit bourgeois" et du "Gardien des ruines". Prends-en de la graine ! È Et Alcide de se laisser pousser la barbe. Une barbe poivre et sel qui pique, ce qui n'est pas pour plaire à sa ma”tresse. Alcide, en effet, a une ma”tresse, qu'il a choisie tout exprès pour sa profession de psy. Car un grand écrivain doit, selon lui, avoir à un moment ou à un autre de sa carrière, un flirt avec le Ç divan È. Marie-Josée déteste cette barbe, mais, plus encore que la barbe, ce qui l'indispose chez son amant, c'est ce rhume perpétuel qui le fait renifler entre ses seins. Ç Quand comprendrez-vous, cher Alcide, lui a-t-elle dit dernièrement, qu'en hiver il faut se couvrir et ne pas se promener en simple chemise déboutonnée jusqu'au nombril ? J'en ai assez de vos éternuements ! È Et clac ! ce fut la porte au nez. Ç La pauvre, elle ne sait pas ce qu'elle fait. Un rhume ! Je ne vais tout de même pas, pour un rhume, laisser le prestige du décolleté à ce godelureau de BHL.È Alcide porte donc une barbe sur une chemise largement ouverte, ce qui lui fait une belle jambe à la Santé, où il se trouve depuis quelques jours pour une sombre affaire de faux enlèvement. Son miroir lui avait pourtant dit: Ç La guerre d'Espagne. c'est cuit depuis cinquante ans. Tu as raté le départ pour la Yougoslavie chic, alors enlève-toi toi-même, comme Jean-Edern... È

Et c est ainsi que les gendarmes retrouvèrent, un matin, Alcide, hébété, errant sur la D 23 entre Pithiviers et Beaune-la-Rolande .

Parfois, Alcide est saisi d'un doute sur sa vocation. Et il se prend à regretter l'époque des grands procès de Moscou, qui permettaient d'y aller ensuite d'un Ç Retour d'URSS È, ou encore le temps où le poids de la famille était tel qu'on pouvait faire scandale à bon compte en s'écriant: Ç Familles, je vous hais ! È Le béret à la Malraux, un peu cascadeur sur l'oreille, alors, ne faisait pas se gondoler Le Flore et Les Deux Magots réunis. Ç Ah ! qu'il est dur d'être un grand écrivain en cette fin de millénaire È,lui arrive-t-il de se dire. Depuis quelques jours, il est prêt à en découdre. La semaine dernière, chez Lipp, un grand manitou de chez Gallimard s est penché pour lui glisser à l'oreille: ÇIl faudra que nous parlions de votre contrat pour La Pléiade, cher François... È François ? se demande depuis Alcide. Qui peut bien être ce François qui essaie de le coiffer au poteau dans le catalogue de La Pléiade ? Un autre grand écrivain ? Impossible !