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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > La féministe

La féministe
Jacqueline Remy

Jamais elle ne se serait crue capable de déserter sa cause. Et pourtant, elle l'a fait, elle, l'ex-militante des Seventies. Elle qui avait mis au pilori le pouvoir mâle et tous les phallocrates associés. Elle qui avait jeté son soutien-gorge sur le bžcher du MLF. Elle qui avait brandi des pancartes dans la rue pour le droit des femmes à disposer de leur corps. Elle qui avait réuni des signatures pour le manifeste des 343 salopes. Elle, oui, elle l'a dit très distinctement au cours d'un déjeuner professionnel: Ç Je ne suis pas féministe, mais... È

D'accord, son interlocuteur était assez séduisant. Le vin aussi. Ce fut un accès de légèreté. Et pourtant, depuis, la question la taraude: ÇSuis-je encore féministe ? È Elle se balade au boulot dans des petits tailleurs stricts et sexy. Elle se tape des vaisselles gargantuesques pendant que son homme surveille la télé. Elle a mené à bien sa carrière professionnelle et son irrépressible désir tardif de maternité. Elle ne s'est jamais servie de ses charmes pour obtenir autre chose que des attentions charmantes. Elle a toujours préféré perdre un homme que trahir une copine. Elle a longtemps payé d'autorité sa place au cinéma, son couvert au restau, et même son fauteuil à l'Opéra. En fait, maintenant, elle ne refuse plus si un mec I'invite.

On l'invite moins. Elle a vieilli. Elle a moins de principes, moins de temps. Moins d'attraits ? Ç Un peu grossier de voir les choses comme ça ! È Il y a vingt ans, elle aurait hurlé: ÇDire un truc pareil, c'est politiquement dégueulasse. je ne suis pas un objet sexuel, merde !È Donc, elle a mžri. Elle se tartine de crèmes antirides et ne se gêne plus pour s'offrir les fanfreluches hier tant décriées. Mais attention. avec son argent - Ç et mon fric, j'en fais ce que je veux !È Un jour. elle s'achètera peut-être un lifting, Ç pour mon propre plaisir È, insiste-telle. Elle ne veut pas s'ab”mer les yeux en se regardant dans la glace. Elle aime bien aussi qu'on s'ab”me en elle. Mais ça, elle a mis du temps à le reconna”tre.

Avant, elle savait ce qu'il fallait penser des ÇmecsÈ. Maintenant elle sait ce qu'elle en pense. Presque pareil. Mais tout est dans le ÇpresqueÈ. A 20 ans, elle ne supportait pas les machos. Elle enviait ses copines lesbiennes qui vivaient harmonieusement leur féminisme radical. Pas son truc à elle. Elle s'est trouvé des nouveaux hommes, tout doux, prêts à exprimer leur Ç part de fémininÈ et à écouter sa différence. A 35 ans, avec l'un d'eux, elle a fait son premier enfant, un fils. Elle a découvert sidérée, qu'on ne pouvait pas empêcher un petit garçon de jouer au cow-boy ni un nouveau père de se prendre pour une mère bêtifiante. Elle a largué le second - Ç de toute façon, question corvées ménagères, il était nul È. Puis elle a emménagé avec un confrère: Ç On a une relation très complice, un grand respect mutuel. È Trop grand. Là, elle est amoureuse, à 40 berges, comme une gamine, j'te dirais qui, tu comprendrais pa, non, qui me résiste, tu vois, j'veux dire, bon, j'le dis: un prédateur !

Elle n'est pas à une révolution intérieure près. Ce n'est pas si facile d'être une femme libérée. comme disait la chanson, Ne compter que sur soi--même, assumer, assurer, c'est beau, c'est grand, mais c'est crevant. Quand on a prouvé qu'on est forte, intelligente et indépendante, on se retrouve avec quoi ? L'âme cernée. Ie coeur courbatu, un salaire de 30 % (moyenne française) inférieur à celui des hommes. et encore tout le boulot à faire à la maison. La part masculine du travail ménager ne progressant que de cinq minutes tous les dix ans. Parfois, la foule applaudit -bravro les superwomen! Alors, la femme libérée se retourne en grognant: Ç Il y a peut-être maldonne ? È Et il lui prend une irrésistible envie de se mettre au point de croix. Elle ne va pas se plaindre. Quand on a un tempérament de battante, on ne joue pas les victimes. Victimes de quoi ? Les lois sexistes sont tombées, une à une: le féminisme aussi a ses acquis, au moins sur le papier. Victimes de qui ? Des hommes ? ÇParlons-en ! Le nouveau modèle est paumé... Quant à l'ancien modèle, au fait, t 'as signé la pétition pour les femmes violées en Bosnie ? È Ah ! il en reste, des barbares. Même en France, même en temps de paix. On a des associations pour les tra”ner en justice, les violeurs, les violents, les harceleurs, les pères incestueux. Ç Il faut rester vigilant È, dit la féministe.

Elle aimerait bien se mobiliser pour toutes les femmes qui souffrent à travers le monde. Il faut aussi qu'elle se mobilise pour son augmentation de salaire, le deuxième enfant qu'elle veut faire, les devoirs du premier, le frigo qui est vide, et la réunion du collectif pour la parité des sexes dans les conseils municipaux. Et le prédateur? Quand aura-t-elle le temps de lui dire. au prédateur: Ç Je suis post-féministe, mais... ça se gère>>?