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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > L'amateur de foot

L'amateur de foot
Yves Stavridès

Il freine à l'approche d'un terrain comme on ralentit à la vision d'un cimetière. La pelouse est-elle déserte - Ç Sors le ballon du coffre È - I'amateur mobilise ses enfants: ÇOn va se tirer quelques pénos. Maman fera l'arbitre. È Y a-t-il un match de poussins, de minimes, de Ç corpo È ? Il s'adosse au montant des buts. Observe. Et, c'est plus fort que lui, entame un brin de causette avec le gardien: Ç Il est bien, le 9...>> Très tôt. il a inculqué à sa progéniture le gožt de la géographie :l' Çambiance feutréeÈ du stade Bonal (Sochaux), le Ç chaudronÈ de Geoffroy-Guichard (Saint-Etienne), la Ç poudrière È de Bollaert (Lens), les Ç courants d'air È de la Beaujoire (Nantes), l'Ç intimité È du stade Louis-ll (Monaco). Il n'y a jamais mis les pieds - bon, et alors ? Il y a du Goethe en lui. Il parle le langage des couleurs: les Sang-et-or, les Canaris, les Diables rouges, les Verts, les Boutons d'or. Cela posé, il n'a aucune équipe à défendre. Aucun club fétiche. Le supporter - son écharpe, son clairon - l'attendrit un peu. Le hooligan - ses yeux de veau, son QI de sole meunière - le révulse.

Les soirs de championnat, il se déplace peu. Ou alors, avec des gens Ç sžrs È. Des experts. Pas des nouilles qui posent des questions ineptes. Du type: Ç C'est quoi, un c.s.c ? È Après le match, les analystes se rassemblent autour d'une pizza - la Ç pizza foot È - et glosent en éditorialistes: Ç Y a qu'un joueur sur le terrain È, Ç il a trois poumons È, ÇN'empêche qu'il a bouffé la feuille È, etc.

Très souvent, l'amateur reste chez lui. Une indolence justifiée: Ç On ne peut jamais se garer È, dit-il, même quand il n'a pas le permis. Trois fois rien lui suffit: sa radio, son multiplex, ses canettes de mousse... Ç But, ici, à Gerland ! But de Kabongo ! È Il ne commet aucune erreur. Aucune faute. Si la télévision télévise, sa femme applique les consignes: interdiction de Ç prendre un d”ner È. Certains décrochent le téléphone. Et voilà le travail.

Aimer le foot, semble-t-il, c'est à la mode. Et la mode, l'amateur s'en bat l'il. Les têtes de série, les soirées de gala ne l'impressionnent guère. Il prise autant les derbys de fauchés, les relégables, les toutpetits de la D 2, les humbles soldats de la D 3. En ce sens, il étudie ÇL'Equipe È, Ç France-Football È- rubrique Forum - et les pages régionales du Ç Parisien Èavec la vigilance d'un agent du chiffre. La lecture des textes saints a fait de lui un initié. Un mémorialiste. Essayez de le coincer. Essayez donc. Lancez un nom - au hasard: Franck Lebuf, libéro du RC Strasbourg - et il vous lâche aussi sec: ÇUn élève de Mimi... È Mimi quoi ? Mimi qui ? Notez: Michel le Millinaire, l'ex-entra”neur du FC Laval, le prestidigitateur à la chemise hawaiienne, le dieu de l'amateur. Il en parle comme il parle de Platini (Ç génie pur È), du regretté Papi (Ç Forza Bastia È) ou du caramel de Larqué (1976) face aux Bataves: avec une réelle émotion.

Mais l'amateur se tourne vers l'avenir. Au bureau, d'autres grands malades viennent à lui. Ensemble, ils forment un groupe de réflexion. Quand certains s'interrogent sur le futur de la Tchétchénie, de la génétique ou de vos caisses de retraite, eux débattent gravement de ÇI'arbitrage de M. de Pandis Èou de Ç l'indisponibilité du Rato atomico È, alias Rui Barros. Tous les matins, ils rebâtissent l'équipe de France et maintiennent - Ç On a oublié qui ? È - leur milieu de terrain: Sauzée, Martins, Dugarry. Des heures et des heures d'hypothèses, de simulations, de schémas, le tout perlé d'anecdotes constructives. Ce n'est pas du bavardage. C'est ce que les Anglais appellent un Çfulltime job È.

Des parasites tentent de s'en mêler, d'intervenir du haut de leur suffisance. Ils sont vite repérés, vite démasqués. La moindre question - Ç Il tient quel poste, ton Karembeu ? È - et l'amateur mouche en beauté l'ignorant: Ç S'il te pla”t, va jouer aux billes... È Le parasite jaunit. Bafouille. Et croit s'en sortir par une pirouette assez basse: ÇSi c'est pas malheureux, à votre âge... È Mais l'amateur persiste et signe: Ç De l'air... È Il n'a pas de temps à perdre avec ceux qui font semblant. Sa grille de Loto sportif bute sur l'étranger Baggio et la Juve en déplacement à Milan: ça demande de la concentration, ça.

Tout n'est pas rose dans la vie de l'amateur. Il y a les Ç journées sansÈ pour cause de brouillard, de stage préparatoire des Bleus, de trêve hivernale. Et de break estival... Là, c'est terrible. Certes, il se raccroche au pronostic des transferts. Mais ça ne suffit pas. Il ferme alors les yeux. Rêve de Maracana: 200 000 Brésiliens qui hurlent. Un artiste vient de Ç claquer È. Ciseau décroisé. Très pur. Pleine lucarne. Ne le réveillez pas... C' est lui.