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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > Le garagiste

Le garagiste
Angelo Rinaldi

Hérodote et Vialatte en conviennent tous deux: l'invention du garagiste, ou mécano, remonte à la plus haute antiquité. En ces temps non datables, il s'appelait tantôt Hépha•stos, tantôt Vulcain. Le christianisme l'a vaincu en tant que divinité. En deux ans, 276 garages ont disparu à l'intérieur de Paris. Comment s'en étonner lorsque le plus modeste avait besoin de cinq à six mètres carrés au bas mot et que le terrain est si rare en ville ? Induit en tentation ou expulsé, peut-être le patron, au bout de quelques années de retraite, perdra-t-il de son odeur de cambouis qui le gênait, jadis, pour lever les filles au bal du samedi soir. Mais c'est jusqu'à la fin de ses jours que, non sans nostalgie, il conservera le souvenir de la sensation de froid et d'humidité infligée par le sol en ciment sur lequel il fallait s'allonger pour se glisser sous la voiture, réparer le moteur: ou, les muscles abdominaux aussi durs que le fer, se tirer de cette posture par des contorsions, la plus lourde des pièces sur le ventre. Il ne se plaignait cependant pas de ce métier où le salaire minimum est aujourd'hui de cinq mille francs par mois; il réalisait un rêve d'enfant, il était fou de mécanique, et un scientifique n'était pas plus fier de sa découverte au fond de la cornue que lui, quand il avait établi, devant des experts perplexes, la raison pour laquelle le pont arrière grognait. Ç C'est terminé, dit l'un des vétérans, qui achève à un poste de direction, avenue Emile-Zola, Paris-XVe, une carrière où lui-même a sa légende et l'amitié des plus grands champions. Maintenant, on ne répare plus. On remplace. È L'ordinateur portable Ç interroge È la voiture et décèle la faille, à laquelle il sera remédié à l'usine. Il en reste néanmoins, des garçons d'origine modeste, qui, pour la noblesse du fer démultipliée par la vitesse, se contentent d'un salaire de moitié inférieur à celui du serveur d'une brasserie de quartier. A cette différence près que, désormais, il épouse moins l'automobile qu'une marque: bientôt, il sera Porsche, Maserati, Citro‘n, Volkswagen ou Renault par un de ces mariages que même le pape ne saurait annuler, et qui se.consommeront en gants blancs. Le mécano tel qu'on l'a connu n'a pas d'avenir à court terme. On le regrettera: c'est le dernier qui aura mis la main et le cur là où il n'y a plus que l'anonymat de la machine. On dirait qu'il lui revient de desserrer les derniers boulons d'un siècle bientôt promis à la voie de garage.