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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > Le journaliste

Le journaliste
Jean Lesieur

Avec Albert Londres pour modèle, il se payait des voyages. Quand surgit Bob Woodward, il entreprit de se payer la tête des chefs d'Etat. Aujourd'hui. il s'offre surtout des états d'âme. Normal. Le journaliste, qui lit lui aussi les journaux, y apprend que 60 Ç sofresisés È sur 100 ne lui font plus confiance. Restent, tout de même, 40 bons Français dans le lot. Ce qui fait du monde. Mais pas assez pour noyauter les d”ners en ville, où le voisin de table finit toujours par vous démolir le moral.

Ç Vous revenez du Bophutathswana, ça n'a pas été trop dur ? È dit-il d'abord pour vous enjôler. Il faut la jouer modeste, un rien blasé, rappeler le mot d'un grand ancien sur le journaliste Ç clochard de Hilton È. Alors, il s'enhardit. Ç Vous êtes à L'Express ? J'y adore les chroniques de Jean-François Kahn. È Vous régurgitez le sancerre rouge glacé et lui faites remarquer qu'il y a erreur sur la casaque. L'adversaire se crispe. Il tourne fielleux. Le Bophutathswana, finalement, tout le monde s'en fiche, vous assène-t-il. En réalité, I'avenir du monde se joue en Oudmourtie et au Iamala-Nenetz. Sans oublier Sarcelles, où même les flics n'osent plus aller. Ç Et vous non plus, d'ailleurs. Il est bien, votre journal, mais il est trop news. È Et l'on s'étonne, après, que le journaliste déprime. Il a grandi avec Tintin, s'est pris pour Humphrey Bogart dans Ç Bas les masques È, Yves Montand dans Ç Vivre pour vivre È, ou Robert Redford comme tombeur de Nixon. Il comprend Ç Time È et Ç Newsweek È, et même Ç The Economist È. Il sait esquiver les Scud et débusquer la racaille. Il prend des risques, parfois des coups. Il perd ses illusions, parfois la vie. Et que lui dit-on dans les d”ners chics ? Que sa gazette est trop news, et trop ceci, et trop cela, et patati, et patata. Et même - c'est écrit dans Ç La Croix È qu'il piétine honteusement la vie privée des gens, et qu' il Ç donne l 'impression de ne pas résister aux pressions des partis politiques, du pouvoir ou de l'argent È.

La vie privée ? Allons ! Si nous piétinions, comme ils disent, il n'y aurait guère de survivants. Pour le reste, tout n'est pas faux. On pourrait donner des noms. On se contentera de faire la liste des primes: I'agenda illustré des peintres québécois, le beaujolais nouveau, la montre en plaqué or, le tailleur Chanel en leasing gratuit, le week-end de golf, le week-end en Golf, le jet pour Courchevel, le fauteuil au Parc, le siège à Ç Roland È.

Le prêt à 0 % '? Apparemment réservé à d'autres. Mais on ne sait jamais. Quoi encore ? Beaucoup de turpitudes. hélas ! De ces mirobolants, pérorant urbi et orbi. se glorifiant, à propos d'un journal qu'ils dirigent, de n'avoir. Ç en dehors d'une seule fois, jamais prêté aux gens des propos qu'ils n'avaient pas tenus È. Comme si cette fois-là et cette arrogante auto-absolution ne méritaient pas à elles seules le carton rouge pour atteinte à l'honorabilité de la profession tout entière. Et puis, il y a l'armée des ombres, des agents d'influence, qui confondent les colonnes de leur journal avec celles de catalogues de publicité pour des amis qui leur veulent du bien et leur donnent des biens. L'armée des timides, aussi, qui en savent tant, mais ne disent rien. Sans oublier Ç les bataillons de Fausto È, ainsi surnommés parce que Fausto Coppi. ou plutôt, copie: sur les confrères, dans les livres et les communiqués de presse. Les héritiers du grand homme devraient porter plainte pour outrage par association d'images.

Les journalistes aussi. Les bons, les obstinés, les honnêtes, c'est-à-dire le plus grand nombre, ceux dont Balzac. qui avait tout compris. Iouait les qualités: Ç Le brillant et la soudaineté de la pensée. È 11 n'empêche: 6 Français sur 10 ne nous croient plus. Pas possible, coco. Ils ont oublié comment c'était avant: Michel Droit interviewant de Gaulle en s'excusant de lui demander pardon. et tous ces journalistes transformés en porte^plume ou porte-voix de la France, ou du progrès, ou de la réaction, ou de M. X... Incapables de résister aux pressions, nous ? Et Greenpeace. Pechiney, Pelat, Garretta, Botton, Nucci, la Somalie, le Kurdistan, là Yougoslavie. Ies pourris, les tyrans, les espions, les violeurs, les fous, les protectionnistes. Ies chevènementistes, les coureurs cyclistes, Dieu ? Tous ou presque, dans le poste, et dans les journaux, épinglés, photographiés, décortiqués, articulés, c'est-à-dire transformés en articles. Le journaliste préfère dire Ç papier È. De peur qu'on ne confonde. sans doute. avec articles de sport (à Ç L Equipe È, ça va), ou de quincaillerie. Car le journaliste, oui, a peur: du Ç papier È qui deviendrait Ç module È, du journal qui deviendrait produit, du reportage devenu marchandisage (en anglais marketing). Bref, qu'on lui demande de faire l'article, plutôt que des articles.