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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > Le philosophe

Le philosophe
Jacques Buob

Le philosophe porte sa croix. La période est difficile. Ah, quand Sartre haranguait Billancourt, quand le ma”tre parlait aux ouvriers, juché sur son tonneau ! Fallait-il mieux avoir tort avec lui ou raison avec Aron ? La belle querelle ! Tout ce que la planète comptait d'esprits forts avait les yeux rivés sur le Quartier latin, où s'élaborait la pensée contemporaine. C'était le bon temps. Maintenant, évidemment, les grandes figures ont disparu. On est en mal de ma”tres à penser. En s'écroulant sans prévenir, le marxisme a vidé le débat un peu vite et laissé des orphelins dans les deux camps. Qu'inventer aujourd'hui dans un monde déboussolé ? Certains soutiennent que c'est la fin de l'Histoire. La fin des utopies, la Berezina des idéologies. Le philosophe s'interroge. Il est très ennuyé. Un spectre hante sa pensée: celui du sujet. Que dire d'intéressant ?

Le philosophe traverse une crise existentielle. Doit-il chercher la reconnaissance de ses pairs ou celle du public ? Peut-on concilier les deux ? Le dilemme le travaille au corps. Maintenant que Foucault (Michel) est mort, peut-il, sans déchoirs se rendre sur le plateau de Foucault (Jean-Pierre) ? Il y en a qui n'ont pas hésité à sauter le pas. Ils en ont perdu le respect de l'intellocratie, sans doute. Mais quelle notoriété ! Ils écrivent des pièces de théâtre, escortent des hommes d'Etat étrangers, ont leurs entrées à l'Elysée, dont l'hôte est fort cultivé. Mais quel est le débat ? Faut-il mettre l'action au service de la pensée ? Où sont les nouveaux Malraux ? La peur du ridicule étreint parfois le philosophe.

Comment, alors, faire entendre sa voix en cette fin de millénaire, période pourtant propice aux cogitations ? C'est l'occasion ou jamais de réfléchir, mais la concurrence est rude. Les gens doutent et se tournent vers les sciences exactes- ou presque. Le philosophe n'a plus le monopole de la pensée. Tout le monde, désormais, se mêle de tout. On lui coupe l'herbe sous le pied. C'est la foire d'empoigne. Prenez les astrophysiciens. Le big-bang, l'univers fini ou infini, d'où venons-nous, où allons-nous ? Cela passionne les gens. Les physiciens, les prix Nobel. Des casse-pieds ? Pas du tout. Des stars. Capables de tenir un Ç 7 sur 7 È avec Anne Sinclair sans forcer leur talent. Même des chanteurs de rock and roll se prononcent sur l'état du monde. Ils font tous des scores à la télé. Devant son poste, le philosophe se surprend à rêver à l'Audimat. Il se demande: faut-il être médiatique pour être ?