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L'Express: 13 Mai 1993 > L'esprit > Le psychanalyste

Le psychanalyste
Gérard Badou

Tracez un périmètre prenant pour base la rive gauche de la Seine pour sommets Saint-François-Xavier, Notre-Dame-des-Champs, le Panthéon, Saint-Julien-le-Pauvre: repères. Car ce territoire est quasi sacré. Regroupé autour du 5 de la rue de Lille, résidence de feu Jacques Lacan, le dernier pape la psychanalyse. C'est là, dans ces beaux quartiers de l'intellect, que trouverez le psychanalyste. Certes, les disciples de Freud peuvent habiter La Garenne-Colombes, Sceaux ou Romorantin. Mais ils sont à leurs confrères de la montagne Sainte-Geneviève ce que les abbés des lointaines paroisses sont aux clercs pontificaux. Il leur arrive cependant de fréquenter les mêmes chapelles. Elles sont innombrables.

Notre psychanalyste appartient au quatrième groupe de la huitième tendance issue de la scission de la deuxième branche des lacano-freudiens lors du grand schisme de 1981 qui faisait suite à la dissolution de l'école freudienne. C'est dire qu'il n'a aucun problème d'identité. Personnalité robuste, il a lui-même été formé par sa psychanalyse didactique sous la houlette de son ma”tre, Oreste Saint--Drôme, connu pour la publication de nombreux traités qui font autorité. Citons, notamment, Ç Comment choisir son psychanalyste È (Seuil), approche paraphénoménologique visant à libérer le couple analysant-analysé du complexe de l'argent. Car les 15 000 psys de l'Hexagone tirent le diable par la queue. Lequel se venge en éparpillant les clientèles. Cercle éminemment vicieux.

Du coup, le standing du psychanalyste n'est plus ce qu'il fut. Le thérapeute exerce aujourd'hui dans un immeuble généralement sobre, mais satisfaisant à certaines exigences architecturales. L'accès au saint des saints est volontairement labyrinthique: on ne va pas épancher ses fantasmes comme on se fait plomber une dent. Donc, sous prétexte d'éviter que vous en croisiez votre belle-soeur dans l'escalier ou que vous ne preniez place dans la salle d'attente à côté de votre chef de service, le psychanaliste projette, dans l'aménagement des lieux, ses structures mentales les plus tortueuses. il faut impérativement deux voies bien séparées pour éviter les rencontres incongrues. En outre, en vous imposant de venir livrer votre inconscient par la porte palière, puis en vous priant de sortir par l'escalier de service, l'analyste vous donne l'impression d'agir comme un filtre salvateur qui vous libère de toutes vos scories psychiques. Tel est, du moins, le scénario élaboré par l'explorateur de vos abysses.

Après vous avoir introduit dans son antichambre par l'ouverture automatique de la porte d'entrée (il n'a pas toujours les moyens de vous faire accueillir par une employée), il vous laisse vous abandonner dans le fauteuil qui fait face à la porte capitonnée de son cabinet, d'où vous parvient le murmure de la confession en cours. Vous jetez un coup d'il au magazine écorné que vous avez déjà feuilleté, deux semaines auparavant, chez le coiffeur. Puis, une fois encore, vous levez les yeux vers le tapis d'Orient tendu au-dessus de votre tête: ostensible symbole de l'inversion du monde dans lequel vous êtes admis. Instinctivement, vous êtes tenté de vérifier si vos pieds agités n'ont pas rayé le plafond. Freud, merci, un léger brouhaha vous arrache à vos doutes. La porte s'entrouvre. Le voici ! Vêtu de l'un des trois costumes Hollington que vous lui connaissez. Aujourd'hui, c'est le complet de laine irlandaise vert trèfle: veste déstructurée, sans doublure, sur pantalon déformé aux genoux par l'harassante pose du Ç Penseur È de Rodin. D'un geste, il vous désigne I'autel du sacrifice: le divin divan ! Style Récamier, acajou et velours râpé. Il l'a choisi classique. C'était la règle lorsqu'il s'est installé. Mais il sent bien qu'aujourd'hui les nouveaux consultants s'attendent à autre chose: dans le genre grand fauteuil de cuir jaune, comme à la télé.

Ah ! la télé ! C'est devenu son obsession. Depuis la première émission à laquelle il a participé, sur la fonction maturante du père No‘l. Grisant ! Là, à l'inverse de ce qui se passe dans son cabinet, c'est lui qui parle, et la France entière qui l'écoute, affalée sur le canapé du salon ou autour de la table de la salle à manger. A côté de ça, les fameux séminaires de Lacan, devant un parterre d'intellos transis, font travail d'amateur. Place à la psychanalyse de masse ! Tout y passe: la séparation du prince Charles et de lady Di, le scandale de la transfusion sanguine, la violence dans les stades, la résistance des minijupes devant l'offensive des plissées longues... Et puis, quel prestige aux yeux de ses patients ! Admiratif l'un d'eux s'est un jour écrié: Ç Je vous ai vu à la télé ! È Et lui de répondre: Ç Vu... mais pas pris ! È