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L'Express: 13 Mai 1993 > La Famille > Le résident secondaire

Le résident secondaire
Marylène Dagouat

C'est l'histoire d'un mec qui voulait se mettre au vert. Il avait des alibis: il avait fait le tour des week-ends à Paris, les gosses avaient besoin de la mer, là-bas, il passerait ses vacances. Il cultiverait ses racines, en même temps que des rosiers. Et, sur ses vieux jours, il pourrait peut-être s y retirer... En fait, il conjuguait une overdose de congestion urbaine et un vieux rêve de Sam'Suffit. Un genre franchouillard qui fleurit dans les années 70. Ce fut la flambée, l'enthousiasme, la ruée vers la Normandie, la Bretagne ou le Périgord.

Après avoir franchi beaucoup de clôtures, déchiré trois pantalons, échappé à quelques chiens, il trouva enfin une vieille grange sans confort mais avec Ç charme, poutr. app. et nb. poss. È. Lui qui n'avait même pas de principale accéda à la propriété secondaire, à crédit. L'homme devint un migrant. Il a bien fait. Dites-moi à quoi, sans lui, serviraient les autoroutes ? Il s'y déplace en colonie, tous les vendredis soir, à la vitesse d'une tortue au moment de la ponte. Au retour, il a un bouquet du jardin sur la plage arrière. Mais il n'admettra jamais qu'il est fané à l'arrivée. Le résident secondaire évite les embouteillages: il a des raccourcis, des itinéraires bis, des horaires décalés. Il parle un sous-dialecte hexagonal, où il est question de Ç porte-à-porte È et de Ç vol d'oiseau È.

En semaine, on le reconna”t à ce qu'il raconte par le menu ses problèmes de tuiles ou de tondeuse. Parfois, il ne dit rien. C'est qu'il a attrapé un tour de reins. Car le voilà devenu plombier, terrassier, décorateur. Madame s'est mise à la soudure. Ensemble, ils ont fait du ciment. Les enfants ont baptisé l'endroit le ÇgoulagÈ. ÇLe bricolage, c'est sainÈ, résume-t-il, la mine battue, tous les lundis matin.

Passé l'euphorie des premiers temps, la transhumance hebdomadaire est synonyme d'obligation. Plus question d'escapade au ski, il faut rentabiliser l'investissement. Il a planté des géraniums ? Il revient les arroser. Evidemment, il a voulu un potager. Il n'a récolté que quatre tomates et un ongle retourné. Il n'a peint que la moitié des volets. Bref, il a espacé ses visites. Officiellement, les enfants ont grandi et, le samedi, ils ont des boums et du boulot, marre de se geler dans une maison pas chauffée. Les voisins ont déserté. Trois fois, sa bicoque a été cambriolée. Depuis, gentiment, il la prête aux copains. Il la vendrait bien. Mais le marché s'est effondré.