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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le curé de campagne

Le curé de campagne
André Pautard

Monsieur le Curé balaie de la main les miettes de pain sur la toile cirée. La cuisine est grande, meublée mi-formica, mi-rustique authentique. Le couvercle fermé de la gazinière, d'un modèle ancien, sert de support au mini-four à micro-ondes, si pratique pour réchauffer les plats qu'on dépose, chaque midi, devant sa porte. La pendule à balancier s'est tue: on ne trouve plus d'horlogers pour ces vieilles mécaniques. Au coin de la fenêtre, un fauteuil en rotin boursouflé de coussins l'attend, entre le radiateur électrique et la télé. L'écran s'anime sur l'émission Ç Le Juste Prix È. M. Ie Curé se prend à répondre avec les concurrents, réjoui quand ils gagnent, et soupire: Ç Seigneur ! Tout cet argent...È

M. le Curé est un peu envieux. Au séminaire, il y a fort longtemps, on lui disait: Ç Dieu pourvoiera aux besoins des siens. È Aujourd'hui, quand il fait ses comptes, il trouve que le ciel n'est guère généreux. Quatre mille et quelques francs par mois. Ç Enfin, il y a plus malheureux que nous. Oui, mais, les amortisseurs d'Aglaé [le nom d'amitié qu'il donne à sa vaillante petite Renault] sont à changer. Ce bon M. Marcel me fera sans doute cadeau de son travail. Mais les pièces, combien cela va-t-il cožter ? È

M. le Curé se couche tôt et, vieille habitude de sa jeunesse, se lève tôt aussi. Demain, une rude journée l'attend. Il doit célébrer un mariage au village voisin, l'une des six paroisses qu'il dessert depuis que le tarissement des vocations impose aux prêtres de campagne de passer d'une église à l'autre. Le dimanche, c'est un peu une course contre la montre. Heureusement, un confrère, aumônier du collège, vient l'aider. Mais baptêmes, mariages et enterrements restent son lot sans partage. Ce sont des rites auxquels les gens tiennent encore. Ils font en quelque sorte partie du paysage, comme le clocher qui domine les toits de la commune. Les futurs mariés sont des enfants du village qui travaillent à la petite ville proche. Ils se sont fait construire une maison préfabriquée dans le lotissement, là-bas, où se trouvait l'ancien lavoir. Ils vivent ensemble depuis un bon bout de temps, déjà, et la cérémonie, c'est pour montrer qu'ils sont enfin entrés dans la vie adulte. Le jeune homme est un garçon travailleur, qui a de bons parents. Ils assistent souvent aux offices. Enfin, à Pâques et à No‘l. Ce sont eux qui tenaient au mariage religieux. Ç Sans quoi, ont-ils dit, la fête ne serait pas complète. È Et ils ont ajouté qu'ils reviendraient dans six semaines, pour le baptême, car le jeune couple attend un enfant.

M. le Curé se demande souvent s'il n'est pas, à tout prendre, une espèce de distributeur systématique de symboles. Mais cette réflexion, il la garde pour lui. A se montrer trop rigide, il rendrait son église plus déserte encore. Alors, évanouie la chance de pouvoir dispenser, dans ses sermons, ces quelques grains de morale élémentaire qui pimentent l'argumentation pieuse recopiée à l'encre violette dans ses cahiers de théologie appliquée. La télévision lui fournit ses exemples avec son lot de guerres, de drames, d'accidents. Il ne faut pas trop rattacher ces catastrophes au courroux d'un Dieu délaissé. Mais s'en servir, plutôt, pour réveiller l'esprit de compassion et de charité. Qui sait si ces sentiments ainsi semés ne pourraient pas germer...

M. le Curé a sommeil. Demain matin, il lui faudra porter l'eucharistie à la vieille châtelaine qui finit tristement ses jours dans sa bâtisse délabrée où le salon sent le froid et le pipi de chat. Elle perd doucement l'esprit et se comporte avec lui comme cette famille, au bon vieux temps, le faisait avec ses prédécesseurs titulaires de la paroisse. En protecteurs. La pauvre dame radote. Est-ce une raison pour l'oublier ? M. le Curé se repend de ses agacements. Par moments, il les tourne à la plaisanterie. Ç Nous qui sommes voués au célibat, nous vivons entourés de femmes qui soignent notre ménage, nettoient l'église, fleurissent l'autel, tiennent l'harmonium et la chorale. Dieu nous montre de la sorte qu'il ne nous a pas forcément réservé la plus mauvaise part en nous privant d'épouse... È M. le Curé regrette de n'avoir pas été nommé en ville, pour pouvoir partager la vie et les soucis des hommes. Mais c'est ainsi...

M. le Curé gagne sa chambre en traversant la salle à manger désaffectée qu'encombrent des sacs en plastique. Les dons pour le Secours catholique. Depuis vingt ans, il y puise son habillement, costumes démodés, vestes et pantalons dépareillés, le tout pas toujours très net. Il les trouve commodes...

... Mais c'est dans sa soutane lustrée d'usure et protégée des mites qu'il a demandé, par testament à être enseveli. M. le Curé, lorsqu'il pense à sa mort, sait que, malgré tout, il n'est pas un homme comme les autres.