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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le gastronome

Le gastronome
Jean-Paul Ribes

Qu'ont-ils en commun ? Jack, jovial, excessif en tout, un tantinet macho, et Léo, précis jusqu'à la maniaquerie, généralement taciturne. Ils sont gastronomes. D'autres font du bateau, jouent au tennis. Eux célèbrent Bacchus et Dionysos, revus par Gault et Millau. Ils se sont rencontrés lors d'un stage du Ç Degust'clubÈ consacré aux blancs de Touraine. Tout les sépare. Et pourtant, on les voit souvent ensemble. Jack ne fait pas dans l'allégé. Stakhanov du tastevin, papille de la nation, fou du palais, il est une ruche à lui tout seul. Dès 1980, il avait déjà Ç fait È les six de Bourgogne, Bocuse, les Troisgros... Ses universités. Il y a gagné une faconde à toute épreuve, un peu populiste, un peu savante: ce foie de veau décongelé devient Ç un crime contre l'humanité È, cette andouillette de chez Simon Duval Ç un hymne à l'amour È. Ecoutez-le parler des Ç petits vins qui n'ont pas peur des grands È, de cette façon de cuire - Ç à peine È - le foie de canard qui lui fit - bravant le verglas - ajouter 300 kilomètres, un soir d 'hiver, au compteur de sa vieille Volvo. Léo, qui l'aime bien. Ie regarde d'un oeil amusé, l'écoute d'une oreille distraite. Lyonnais depuis dix générations, vaguement cousin des Brillat-Savarin. Ç C'est du vinÈ, dit- il simplement lorsqu'il vous sert un morgon dont il sait tout, jusqu'aux prénoms et à l'âge des enfants de celui qui le récolte et l'élève. Mais son nom, il ne vous le donnera jamais !

Voyez-le sourire tandis que Jack sème à tout vent l 'adresse de Jacky Rat à Menetou-Salon ou celle de Jean-Marc Brocard à Préhy, dont, il est vrai, le chablis vaut le détour. Ç Et le Pissotte, vous le connaissez, le Pissotte ? Non, car celui-là, croix de bois, croix de fer, c'est moi qui l'ai découvert. È Et je te décortique les qualités organoleptiques, un joli mot appris récemment pour dire Ç le gožt È, et je te chronomètre la longueur en bouche, je te mesure l'acidité, je t'énumère les cépages, je te ventile les arômes. Sans oublier l'inévitable rapport qualité-prix, le budget de ses émois !

Léo sourit. Tranquille Léo. Il sait. Il se repose. Il savoure. Il me rappelle mon oncle. Celui du Périgord. Il vous servait la poêlée de cèpes en disant: Ç Eh ! gožte donc ces champignons ! È Il était du temps du savoir-faire. Aujourd'hui, le choc des saveurs ne vaut rien sans le poids des mots. Le faire-savoir est entré dans nos marmites...

Ne pleurons pas. Mangeons !