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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le gendarme

Le gendarme
Michel Legris

Autrefois, dans les campagnes, on l'a vu traquer le corbeau, entendez: l'auteur de lettres anonymes qui défiaient la loi et troublaient la tranquillité des populations. Dont il est l'ange gardien ! Depuis la nuit des temps ! Songez: sa création remonte aux croisades; François Ier a baptisé la maréchaussée d'un nom qu'elle tra”ne toujours; enfin la 1re République, en 1791, lui a donné son statut Ç national È.

Mais il a bien changé, le gendarme, aujourd'hui. En 1989, c'est lui (un militaire, soumis à la discipline des armées !) qui s'est mis à inonder les médias de lettres anonymes. En protestant ensuite, il est vrai, qu'il s'agissait d'apocryphes. Pour défendre sa réputation. Les textes étaient émaillés de fautes d'orthographe et de français. Dans la gendarmerie, nul citoyen n'est censé l'ignorer, on écrit mieux que ça... De toute façon, les écrits exprimaient bien ce qu'il ressentait. Des problèmes au niveau du vécu. Un képi qui cachait un cur sur lequel il en avait gros.

Il y a longtemps qu'elle s'est amorcée, sa Ç diminutio capitis È. Le vidage des villages en direction des villes a réduit son cheptel. Au profit de la police, une créature urbaine dépourvue d'urbanité, qui puise ses renseignements chez les indics, pas chez les notables, et qui ricane lorsque, dans une enquête criminelle, le pandore patauge.

Ensuite, il a dž subir les assauts de la modernité. Un peu plus de 1 000 Çgendarmettes È pour 92 000 hommes, c'est presque assez pour féminiser une profession qu'on a en outre spécialisée, informatisée. Enfin, il a pu s'estimer mal aimé. Pas seulement parce que le métier s'est dévalué, démonétisé. Il en a lourd aussi sur la patate quand un des siens se fait descendre (comme en Corse) et qu'il voit les pouvoirs publics, soucieux d'apaisement, faire preuve d'indulgence envers les meurtriers. Le comble, ce sera quand l'Elysée nuira à la réputation du corps en recrutant des gendarmes d'un genre spécial. Le mauvais... Et Dieu sait s'il est en mesure de porter des jugements sévères sur le personnel politique. En effet, le plus bel ornement des réceptions officielles, le garde républicain, appartient à la gendarmerie. Il a beau ressembler à une statue, il n'en a pas moins des oreilles...

Bref, les lettres anonymes, ce n'était qu'une broutille à côté de ce qui se produirait si venait à s'ouvrir la bo”te de Pandore.