Il y a soixante-dix ans - en 1923 - Jules Romains faisait dire pour l'éternité au bon Dr Knock: Ç ‚a vous chatouille ou ça vous grattouille ? È Eh bien, grâce à La Française des jeux et à son joyau - le Millionnaire - on conna”t enfin la réponse: ça les grattouille.

L'idée reçue ? Le Millionnaire ferait un tabac parce que les Ç gagnants du premier rang È - ce sont toujours des pauvres qui touchent le gros lot: c'est exaspérant ! - tournent une roue sur un plateau de télévision. Et seraient emballés d'y montrer leur bobine. Le spectacle vaut effectivement, le détour: tel pince maladroitement les cordes de sa guitare; tel autre y va de sa chansonnette, d'une voix parfois éraillée; et chacun, la joue rose, s'est mis sur son trente et un. Mais est-ce bien là l'essentiel ?

L'argent ? Certes. Mais celui qui rêve de la timbale - Ç Si j'ai les six numéros, j'arrête tout È - se dirige vers le Loto... Non. Le triomphe du Millionnaire ne tient-il pas plutôt à cette opération admirable qui consiste à gratter une surface rectangulaire étroite avec l'ongle ou la tranche d'une pièce de monnaie, et l'espoir de voir appara”tre d'un coup trois écrans de télé, qui donnent accès au tirage supérieur ? A cet instant clef, il existe deux écoles. Certains joueurs, s'étant saisis des billets magiques l'air faussement dégagé, les glissent aussitôt dans leur poche ou dans leur sac et filent, comme des voleurs, se mettre à l'abri. Pour procéder sans contrariété à l'Ç opération grattage È. Les autres - peut-être parce que le besoin, chez eux, est plus pressant - font deux pas de côté et, dans une posture physique particulièrement complexe, car ils s'aident du genou tout en continuant de s'accouder au zinc, grattouillent comme des malades.

Qu'ils aient gagné ou perdu, la suite des opérations est, pour les joueurs, délicate: il faut savoir résister avec élégance à l'humiliation de l'échec (le pire n'est sans doute pas de perdre, mais de ne récupérer trivialement que la mise: 10 petits francs); si le succès est au rendez-vous, il faut contenir sa jubilation, ne serait-ce qu'à cause des envieux. Et l'on ne parle pas, ici, du Ç drame È: lorsqu'un enfant, par caprice, s'est mêlé de la chose et a gratté là où il ne fallait pas... En tout cas, l'éloge du grattage reste à faire. Les bons esprits en souligneront les limites. A tort: je gratte, donc j'existe.