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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le médecin de campagne

Le médecin de campagne
Doninique de Montvalon

La nuit. Dehors, le brouillard. Pour la seconde fois, le téléphone sonne. ÇDocteur, vraiment, ça ne va pas. Venez...È Le médecin a la tête lourde. Il n'allume pas la lumière, enfile son pantalon, avance à petits pas (pour ne pas réveiller les enfants), file à la cuisine, avale un café, puis, sans bruit, met en marche sa voiture. Quelques virages. Crissements de pneus. Coup de frein. Au loin, une ombre se découpe sur une fenêtre. Un chien aboie. Mallette noire à la main, il fonce. Dans les derniers mètres, il ralentit sa marche, façon d'imposer à tous son sang-froid. Il lui reste quelques secondes, le temps de se remémorer ce qu'il sait de ce petit vieux. Il le conna”t depuis trente ans. Il l'a ausculté l'avant-veille. Un habitué. Qu'est-ce qui a pu lui arriver ? L'entrée dans la pièce principale, l'émoi de l'épouse aux yeux lourds. Beaucoup de tension. Le médecin ouvre une porte, s'approche du lit, réclame qu'on le laisse seul et, d'une voix douce, comme celle d'un abbé qui aurait vécu: ÇQu'est-ce qu'il y a encore ?È Alors, tranquillement, commence un long dialogue. Cette nuit-là, pas besoin du ÇVidalÈ. Face à face: un rebouteux des âmes et un homme angoissé. Il n'est pas ce qu'on appelle un ÇvraiÈ malade. Il a besoin de parler. Et, d'abord, qu'on l'écoute. Il faudrait réinventer - surtout dans les villes - le Çmédecin de campagneÈ. A toute heure, il est disponible. Il n'élève pas la voix. Il conna”t l'ordinateur, mais sait rassurer. Et trancher. Il accepte de perdre du temps. Il soigne les bobos comme les accidents plus sérieux. Parfois, il lui arrive d'aider une femme à accoucher. Souvent, il ferme les yeux des morts.

Ce solitaire respecté sait les grands secrets et les petites misères qui font la vie des hommes. Secrets et misères qui ont leurs saisons: quand le froid surgit, la moitié du village est atteint par la bronchite; quand rampe l'épidémie, avec ses mauvais virus, le téléphone sonne, sonne et sonne encore. Et puis il y a le fils qui fait les quatre cents coups, la gamine et ses ÇbêtisesÈ, I'aieule qui délire. Les nuits du généraliste sont courtes: à certaines époques, il n'a plus guère le temps de passer à table. Après viennent les longues plages tranquilles, quand les malades s'espacent. Mais ils sont là toute l'année, les solitaires, les paumés, ceux qui ont le coeur rapetissé - et qui n'est pas, tôt ou tard, du lot ? Médecin, quand reviendras-tu ?