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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le paysan

Le paysan
Dominique de Saint Pern

De mémoire humaine, il a toujours eu des problèmes de blé. A l'époque, quand il allail au travail à pied, derrière son buf et sa charrue, il prenait l'air maquignon - rentrait son cou, regardait par en dessous - et marmonnait sa colère en patois. Pestait contre la grêle ou le mildiou, ces vacheries du sort qui ruinaient son travail et sa famille. Des fois qu'on aurait imaginé son bas de laine trop bien garni... Aujourd'hui, il plante son regard dans la caméra et fulmine, en polyglotte, contre des nuisances bricolées par l'homme moderne: le Gatt, la PAC, I'Uruguay Round. Le paysan de cette fin de siècle se bat avec l'énergie d'un condamné en sursis. L'espèce est réputée coriace.

Ç Dessine-moi un paysan È, demandera bientôt l'enfant des villes, qui, d'ores et déjà, pour gribouiller un poisson, choisit le modèle congelé: rectangulaire. Alors, on lui dira que cet homme-là, ou ce qu'il en reste, symbolise les quatre saisons, les intempéries, la grande solitude. Qu'en son âge d'or il a été une espèce de seigneur, dont la mission était de façonner la terre et de nourrir le monde. Sa prospérité paraissait immuable, puisque directement associée au nombre croissant d'estomacs de passage sur la planète. Allez donc expliquer à l'enfant, sans le perturber, que si la moitié de l'humanité est en état de sous-alimentation, il ne doit pas en tenir rigueur à l'agriculteur, qui, lui, est en état de surproduction.

On reconna”t un paysan à ce qu'il est bourru. Pourtant, une année bissextile sur deux, il entreprend de toiletter son image de marque, se fend de quelque miracle, comme faire lever son blé au soleil de juillet sur le bitume des Champs-Elysées. Mais c'est plus souvent qu'on le voit râler. Cette race d'homme épanche son trop-plein de contrariétés par tombereaux entiers devant les préfectures sous blocus. Betteraves et tomates pourrissent alors sur place. Que les négociations dérapent, et c'est le frisson de la jacquerie qui secoue la France. La placidité du laboureur ? Je t-en fiche. Il est capable de nous rejouer ÇFort ApacheÈ, d'instinct puisqu'il va rarement au cinéma. S'il enflamme les drapeaux comme personne, c'est qu'il sait cultiver aussi le sens du symbole. Le contribuable français qui, depuis son plus jeune âge, a tété aux deux mamelles chantées par Sully, labourage et pâturage, considère ces turbulences avec respect, voire avec une sympathie qu'il n'accorde à aucune autre catégorie socioprofessionnelle. Le paysan a inventé le concept des Ç longues soirées d'hiver È. Il affžtait les outils, retapait sa ferme pendant que la terre reposait. C'était avant l'intrusion de la télévision, de la gestion assistée par ordinateur et du Paris-Dakar. Il n'hésite plus, en saison morte, à mettre le cap sur l'Afrique en 4 x 4, pour doubler les chameaux dans le désert. Sinon, son activité hivernale reste l'analyse de son bilan, I'évaluation de son budget prévisionnel compte tenu de sa courbe d'endettement, des subventions, exonérations et autres prix garantis.

Car il est aussi un chef d'entreprise. Un exploitant. Il a longtemps exploité sa femme. Si le paysan a droit au titre de cultivateur, la cultivatrice n'est qu'une hypothèse grammaticale. La paysanne est avant tout une fermière. Se lever à l'aube pour traire les vaches, nourrir la famille et la volaille, couper la luzerne des lapins, conduire le bétail au pré, entretenir le potager, mirer les ufs, autant de menues tâches qui n'empêchent pas ladite fermière de se briser les reins au travail de la vigne, si nécessité fait loi. Ainsi en était-il au bon-vieux temps. De nos jours, la fermière a un travail en ville et un salaire d'appoint qui permet de faire vivoter toute la famille.

La France a longtemps privilégié son agriculture, elle y puisait sa vitalité comme on tire son énergie d'une force tellurique. Elle couvait de l'il ses belles lignées de paysans, durs à la tâche de père en fils. Lignées aujourd'hui clairsemées. Les enfants désertent, et les parents n'ont à leur léguer que des lopins menacés d'une jachère définitive.

Il ne faut pas se fier à l'air faraud de l'agriculteur, là-haut, sur son tracteur. Une question le tracasse, qu'il ressasse nuit et jour: Ç Le paysan a-t-il un avenir ? Si oui lequel ? È A l'écouter, les technocrates de Bruxelles s'activent à lui faire un sort. Les amateurs du système D, à lui bidouiller des solutions de rechange: g”tes ruraux, camping à la ferme, jardinage pour entretenir le paysage modelé par ses ancêtres. Ce serait bien, non, de replanter les haies et bosquets qu'il a arrachés pour nous faire des paysages Ç mornes comme le sentiment È et labourer plus à l'aise ? Il préfère hausser les épaules. Toutes ces lois l'ont réduit à l'état d'assisté, et il en crève de honte. Ce qu'il voudrait ? Qu'on le laisse travailler. Et qu'on lui rende sa fierté.