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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le pharmacien

Le pharmacien
Sabine Delanglade

Il est mal dans ses pots. S'il a parfois le teint pâle, ce n'est pas toujours à cause des néons fournis par la maison Botton. L'ulcère, l'ulcère, vous dis-je. Normal. Notre homme mène une guérilla permanente. Dès la faculté, les jeunes carabins mettent des peignées aux apprentis potards. Et, toute sa vie, le médecin va se payer sa fiole. A lui, cet Ç épicier È. Le mot est lâché, et tape où ça fait mal, lui qui remâche sans cesse son absence de liberté de prescription. Qui ne peut que se plier aux ordres de cet analphabète, avec ses ordonnances illisibles. ÇPourrait au moins écrire correctementÈ, grommelle-t-il avant d'aller chercher la lotion X ordonnée, alors que Çdans votre cas, la lotion Y aurait fait des miraclesÈ... Son triomphe, il le savoure lorsqu' il décèle une contre-indication. Et prend son téléphone: Ç Vous êtes sžr, cher confrère ? È Petites satisfactions d'amour-propre, qui, un jour, n'ont plus suffi. Celui où le pharmacien a craqué. On le traitait d'épicier avec ses potions mitonnées dans l'arrière boutique ? Eh bien, il allait en faire vraiment, de l'épicerie ! Car ce qui a révolutionné l'histoire de la pharmacie, ce n'est ni l'invention de la pénicilline ni celle du compte-gouttes. C'est bien, en 1990, le passage de la Çmarge linéaireÈ à la Çmarge dégressiveÈ. En clair, le jour où l'on a rogné ses bénéfices. Pour récupérer ce qu'il a perdu, à cause de son autre bête noire, le gouvernement, il a Ç fait È des shampooings, des bonbons au goudron, au rhum, à l'eucalyptus, des coupe-ongles, des coupe-cors, des biscuits, des capotes, des compotes, des parfums, des peignes, des savons au miel d'Arabie, des vernis à double action. Aujourd'hui, il vend même du pain et ouvre des cabines d'esthétique ! Il ne dirige plus une officine, il gère une supérette. Pépère ? Hélas ! voilà la grande distribution qui débarque. Avec une première victoire: le retrait de la mention Ç vente exclusive en pharmacie È sur certains produits hautement dangereux, tels les crèmes solaires ou les dentifrices. Le comble ? Ce sont souvent des pharmaciens qui, de leur blouse blanche, cautionnent les têtes des gondoles affectées à la parapharmacie. Et tout cela grignote les Ç marges È, bien sžr. Marge: ce mot récurrent dans la conversation de l'apothicaire. Alors que faire ? S'échapper de son officine vers l'industrie pharmaceutique ? Hélas ! Déjà les médecins arrivent et lui piquent les places. Mais quand donc va-t-on le laisser tranquille ?