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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le routier

Le routier
Michel Faure

Il sait plein de choses sur l'âme humaine. Sur le hit-parade, aussi. C'est normal, il écoute RTL. En fin d'après-midi, si vous en apercevez un qui se gondole tout seul au volant de son 40-tonnes, pas d'affolement. Le type est sobre. Il écoute juste Ç Les Grosses Têtes È.

Il a le souci des repas équilibrés et la méfiance en alerte. Il a mangé trop de rôti-flageolets et de jambonneau-coquillettes, récolté trop d'amendes pour avoir roulé en surcharge ou plus de quatre heures et demie sans les arrêts d'usage. Du coup, il fait gaffe à tout, au degré des pentes, à son niveau d'huile, à son cholestérol, aux bonnes soeurs en 2 CV qui ralentissent en côte. Il est en état de veille constant. Heureusement qu'il a deux oreilles. L'une écoute Philippe Bouvard, et l'autre sa CB qui crachote. On y signale les flics, les radars et les motards avec les mots du patois de la route: les Çpapa 22È et leur Çbo”te à imagesÈ aperçus après la bretelle sud de Montargis ou bien un couple de ÇMobyletteÈ en patrouille sur la nationale.

C'est un solitaire, le routier. Ses amours sont, tel le paysage, fugitives. Parfois, dans un parking, une fille tape au carreau de la cabine, prête à agrémenter le repos du routier. Les dames, également, ont un surnom, sur les ondes des CB. On les appelle - allez savoir pourquoi les Ç YL È. Elles stationnent en voiture près des centres routiers. Elles aussi sont branchées et répondent aux premiers appels, comme toutes les dépanneuses.

En vrai nomade, le camionneur rêve du bonheur des sédentaires et transporte avec lui son petit univers, bien rangé, coincé dans sa cabine. Il scotche ensemble des images de famille et des photos de pin-up et de camions américains au-dessus de sa couchette. Il a le frigo et la télé, des guirlandes de lumière autour du pare-brise, et une médaille de saint Christophe, parce qu'on ne sait jamais. Ç On a tous le virus du camion, dit l'un d'eux, qui finit par s'en plaindre, car c'est un mal contagieux. Dans les troquets, les types parlent boulot, ils se vantent de leurs performances ou cassent du sucre sur le dos des patrons. Ils ne décrochent jamais. È Surtout la veille de nos départs en vacances... Et voilà comment l'autre, le Tarzan, son permis à points sous le bras, s'est garé à Matignon. Un cliché de plus à épingler dans chaque camion de France.