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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le conducteur de TGV

Le conducteur de TGV
Corrine Scemama

Plus de trace de suie sur son visage buriné ni de bleu taché de graisse. Le conducteur de TGV a définitivement quitté l'air canaille de la bête humaine. La fumée qu'il supporte n'est plus que celle de sa longue cigarette blonde. Il a les mains propres et la mine réservée. D'ailleurs, rien ne le distingue des voyageurs qu'il transporte. Avec son costume, ses mocassins et sa serviette, il ressemble comme un clone à la horde de cadres à blazer, cravate et attaché case qui remplissent dès potron-minet le TGV. Climatisation, cabine aérodynamique, fauteuil ergonomique, c'est le roi de la ligne. La peine ? Connais pas. Pour vérifier les essieux en envoyant une giclée d'huile, il tapote négligemment son clavier. Ingénieur informaticien. De leur côté, les voyageurs embarquent en bâillant, encombrés d'un jeu complet de journaux et/ou d'épais documents. Objectif: ne pas gaspiller une seule des précieuses minutes que le TGV leur fait gagner. Le train démarre sans bruit. Puis décolle. 250, 280, 300 à l'heure, il tranche dans le brouillard, imperturbable. A chacun sa course ! Le cadre se met au défi d'avaler son petit déjeuner sur note de frais, de lire les quotidiens économiques et de finir "cette foutue note pour M. Dumou". L'agent de conduite, lui, contrôle sa vitesse, prêt à se faire hara-kiri pour un poil de retard. C'est une affaire d'honneur. Ses voltmètres et ses manomètres, il les surveille avec la concentration d'un chef cuistot. Une pression toutes les cinquante-cinq secondes sur le volant, une sonnerie stridente pour contrôler sa vigilance et une sirène qui se déclenche au moindre relâchement. Sa supériorité, il la savoure en longeant des autoroutes où les voitures font du sur-place. Il n'a pas que des copains. Désormais, les vaches l'ignorent avec un mépris magnifique. Les chefs des petites gares à la dérive ont juste le temps de hurler "Fossoyeur!". Ceux qui ont un château du XVIIIe dans le paysage ont muré leurs fenêtres "pour ne pas voir ça". Quant au conducteur du train classique, il le hait, lui qui "se prend pour un monsieur" et qui "gagne bien mieux sa vie". Normal, il est payé au kilomètre. Quand un tortillard en fait 100 en une heure, lui en avale trois fois plus. Et avec facilité, le monstre. A 9 h 23, l'engin freine. Lorsque le tégéviste a coupé tous les contacts et descend de son engin, le quai est déjà désert. Personne pour l'applaudir. Le conducteur du TGV vit dans un monde d'ingrats.