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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le défenseur des valeurs

Le défenseur des valeurs
Jacqueline Remy

Dans la foule des zombies luttant pour leur survie dans la jungle des villes, le défenseur des valeurs marche la tête haute, le cheveu dans le vent, la poitrine offerte à son destin. Sur l'autoroute de la vie, il chemine du bon côté. Il le sait. Puisque c'est le sien.

Ç On ne peut pas laisser dire un truc pareil ! È jette-t-il volontiers. Face à la conjuration des veules et des obscurantistes, il a choisi de tenir bon. Au boulot, le cynisme est-il de mise ? Lui ne mange pas de ce pain-là. Tant pis si on le prend pour un raté. Il parviendra au pouvoir les mains propres: ÇEt alors, promet-il, je ferai le ménage !È En famille, I'époque est à la permissivité laisser-aller. Le défenseur des valeurs pense qu'il faut donner de Çsolides repèresÈ aux enfants: de la télé au compte-gouttes, pas de jeux électroniques, quelques visites au musée, de l'épanouissement en ateliers, et on apprend àdire merci, pardon et bonjour, même à ceux qui ne vous seront jamais utiles. Le défenseur des valeurs n'embraie pas sur les modes. Il s'interdit de penser en termes de réussite et d'argent: ÇCe n'est pas la quantité qui compte, mais la qualité.È Il ne s'arrête pas non plus aux apparences: ÇDerrière le masque, c'est l'homme qui m'intéresse.È On lui reproche d'être Çcompliqué È. Il le prend pour un compliment. ÇC'est plus compliqué que çaÈ, aime-t-il dire d'un ton énigmatique. Du café du Commerce, où l'on sert des approximations allongées et des contrevérités bien frappées, il ressort dopé: lui, au moins, a lesté son existence, donné un sens à sa mortalité; L'Histoire jugera.

On ne le verra pas glisser dans le camp des salauds et des cons. Bien sžr, un accident peut toujours survenir: il arrive qu'au bord des routes fléchées un défenseur des valeurs soit fauché en pleine jeunesse par un camion-citerne d'idées reçues. Ou qu'il prenne un pavé de triste réalité en pleine figure. On a même vu des défenseurs des valeurs aveuglés par des gaz de lâcheté humaine franchir la ligne rouge de leurs repères moraux: c'est un puritain qui verse dans la débauche, un intégriste de l'intérêt public qui cède au vertige de la corruption, etc. Le défenseur des valeurs reste un homme, il a droit à ses faiblesses.

On ne meurt plus pour ses idées, de nos jours. Le vrai défenseur des valeurs prend des risques moins spectaculaires mais quotidiens: il ne garde pas le silence lorsque le gérant du bar-tabac se lance dans une tirade xénophobe. Il ne détourne pas la tête quand la voisine du dessus fait déféquer son chien au milieu du trottoir. Il ne baisse pas les yeux docilement lorsque son patron lui demande de contrevenir à sa déontologie. Non, le vrai défenseur des valeurs monte au filet. Il a une éthique. Il balance: ÇVous n'avez pas honte ?È Quelquefois, il ne dit rien. Mais il n'en pense pas moins. Et c'est déjà pas mal.

Dans la foule des zombies luttant pour leur survie dans la jungle des villes, le défenseur des valeurs marche la tête haute, le cheveu dans le vent, la poitrine offerte à son destin. Sur l'autoroute de la vie, il chemine du bon côté. Il le sait. Puisque c'est le sien. Ç On ne peut pas laisser dire un truc pareil ! È jette-t-il volontiers. Face à la conjuration des veules et des obscurantistes, il a choisi de tenir bon. Au boulot, le cynisme est-il de mise ? Lui ne mange pas de ce pain-là. Tant pis si on le prend pour un raté. Il parviendra au pouvoir les mains propres: ÇEt alors, promet-il, je ferai le ménage !È En famille, I'époque est à la permissivité laisser-aller. Le défenseur des valeurs pense qu'il faut donner de Çsolides repèresÈ aux enfants: de la télé au compte-gouttes, pas de jeux électroniques, quelques visites au musée, de l'épanouissement en ateliers, et on apprend àdire merci, pardon et bonjour, même à ceux qui ne vous seront jamais utiles. Le défenseur des valeurs n'embraie pas sur les modes. Il s'interdit de penser en termes de réussite et d'argent: ÇCe n'est pas la quantité qui compte, mais la qualité.È Il ne s'arrête pas non plus aux apparences: ÇDerrière le masque, c'est l'homme qui m'intéresse.È On lui reproche d'être Çcompliqué È. Il le prend pour un compliment. ÇC'est plus compliqué que çaÈ, aime-t-il dire d'un ton énigmatique. Du café du Commerce, où l'on sert des approximations allongées et des contrevérités bien frappées, il ressort dopé: lui, au moins, a lesté son existence, donné un sens à sa mortalité; L'Histoire jugera. On ne le verra pas glisser dans le camp des salauds et des cons. Bien sžr, un accident peut toujours survenir: il arrive qu'au bord des routes fléchées un défenseur des valeurs soit fauché en pleine jeunesse par un camion-citerne d'idées reçues. Ou qu'il prenne un pavé de triste réalité en pleine figure. On a même vu des défenseurs des valeurs aveuglés par des gaz de lâcheté humaine franchir la ligne rouge de leurs repères moraux: c'est un puritain qui verse dans la débauche, un intégriste de l'intérêt public qui cède au vertige de la corruption, etc. Le défenseur des valeurs reste un homme, il a droit à ses faiblesses. On ne meurt plus pour ses idées, de nos jours. Le vrai défenseur des valeurs prend des risques moins spectaculaires mais quotidiens: il ne garde pas le silence lorsque le gérant du bar-tabac se lance dans une tirade xénophobe. Il ne détourne pas la tête quand la voisine du dessus fait déféquer son chien au milieu du trottoir. Il ne baisse pas les yeux docilement lorsque son patron lui demande de contrevenir à sa déontologie. Non, le vrai défenseur des valeurs monte au filet. Il a une éthique. Il balance: ÇVous n'avez pas honte ?È Quelquefois, il ne dit rien. Mais il n'en pense pas moins. Et c'est déjà pas mal. Le défenseur des valeurs est en panne de héros. Kouchner, Mère Teresa, Edouard Leclerc ? On a les modèles qu'on peut. Tout dépend des valeurs qu'on a. Le défenseur des valeurs à l'ancienne croyait à la Patrie, à la Famille, au Travail, au Progrès, à l'Homme et à la Liberté, à la Tradition, à l'Autorité et à la Charité. Le défenseur des valeurs moderne croyait au Libéralisme, ou au Libertarisme, à l'Internationalisme ou au Nationalisme, en Dieu ou au Prolétariat. Le défenseur des valeurs postmoderne - celui d'aujourd'hui - a banni le singulier majuscule de son vocabulaire. Il ne croit plus à la Liberté, mais aux libertés. Il défend les droits de l'homme, des femmes, des enfants, des homosexuels, des juifs, des Arméniens, des phoques, des tourterelles ou des pingouins. Bien sžr, il a ses priorités. ÇA chacun son système de valeurs.È Mais il y a un certain nombre de points sur lesquels on ne peut transiger: la Démocratie, la Solidarité et la Vérité. Le défenseur des valeurs n'est ni passéiste ni moderniste. Il sait tirer les leçons du passé et juge irresponsable de ne savoir préparer l'avenir. Il aime les bons produits des vrais terroirs et met son point d'honneur à ma”triser l'ordinateur. Il n'est plus persuadé, comme son grand'père, que l'Homme soit perfectible. Mais il croit aux vertus pédagogiques de la Loi, et à son rôle de garde-fou. IL croit aussi à la nécessité de l'entraide intergénérations. Il se méfie pourtant du cur, trop affectif; et même de la raison: on sait ce qu'il faut penser de la dialectique du Çtout est dans tout et réciproquementÈ. Il croit au pouvoir de l'intelligence. Il prend très au sérieux l'information, qu'il faut savoir hié-rar-chiser. Sa lucidité est sa fierté. Il sait se montrer sceptique, par hygiène mentale. Mais il y a des sujets dont on ne discute pas: l'importance de l'axe Nord-Sud, les vertus de la la•cité, le progrès constitué par le travail des femmes, les dangers de l'anomie dont souffrent nos sociétés occidentales. Le défenseur des valeurs a déjà suffisamment de boulot comme cela: il porte le poids du monde sur ses épaules. Le défenseur des valeurs est en panne de héros. Kouchner, Mère Teresa, Edouard Leclerc ? On a les modèles qu'on peut. Tout dépend des valeurs qu'on a. Le défenseur des valeurs à l'ancienne croyait à la Patrie, à la Famille, au Travail, au Progrès, à l'Homme et à la Liberté, à la Tradition, à l'Autorité et à la Charité. Le défenseur des valeurs moderne croyait au Libéralisme, ou au Libertarisme, à l'Internationalisme ou au Nationalisme, en Dieu ou au Prolétariat. Le défenseur des valeurs postmoderne - celui d'aujourd'hui - a banni le singulier majuscule de son vocabulaire. Il ne croit plus à la Liberté, mais aux libertés. Il défend les droits de l'homme, des femmes, des enfants, des homosexuels, des juifs, des Arméniens, des phoques, des tourterelles ou des pingouins. Bien sžr, il a ses priorités. ÇA chacun son système de valeurs.È Mais il y a un certain nombre de points sur lesquels on ne peut transiger: la Démocratie, la Solidarité et la Vérité. Le défenseur des valeurs n'est ni passéiste ni moderniste. Il sait tirer les leçons du passé et juge irresponsable de ne savoir préparer l'avenir. Il aime les bons produits des vrais terroirs et met son point d'honneur à ma”triser l'ordinateur. Il n'est plus persuadé, comme son grand'père, que l'Homme soit perfectible. Mais il croit aux vertus pédagogiques de la Loi, et à son rôle de garde-fou. IL croit aussi à la nécessité de l'entraide intergénérations. Il se méfie pourtant du cur, trop affectif; et même de la raison: on sait ce qu'il faut penser de la dialectique du Çtout est dans tout et réciproquementÈ. Il croit au pouvoir de l'intelligence. Il prend très au sérieux l'information, qu'il faut savoir hié-rar-chiser. Sa lucidité est sa fierté. Il sait se montrer sceptique, par hygiène mentale. Mais il y a des sujets dont on ne discute pas: l'importance de l'axe Nord-Sud, les vertus de la la•cité, le progrès constitué par le travail des femmes, les dangers de l'anomie dont souffrent nos sociétés occidentales. Le défenseur des valeurs a déjà suffisamment de boulot comme cela: il porte le poids du monde sur ses épaules.