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L'Express: 13 Mai 1993 > Le Pays > Le vigneron

Le vigneron
Jean-Marc Gonin

Chez lui, on ne gožte plus en crachant sur la terre battue d'une cave empestant la vinasse. On sirote voluptueusement, accoudé à un comptoir en bois massif. Le caveau, en pierre de taille, est décoré de poteries régionales - hors de prix - réalisées par l'artiste du coin. Elles y côtoient les tommes de la laiterie locale, au fumet, Dieu merci, inimitable. Affiches et prospectus vantent le vaste patrimoine culturel du patelin: musée folklorique, grottes de réputation mondiale, concertistes de renommée galactique. Non, vous n'êtes plus chez un vigneron. L'homme est désormais viticulteur quand il ne se réclame pas de sa qualité d'oenologue, ancien interne des Hospices de Beaune.

Fous du ballon s'abstenir. Gnafron a disparu et le gros rouge avec lui. Le Çpetit zincÈ a baissé le rideau, laissant place au Çwine barÈ. Côté pressoir, on fait maintenant dans le vin high-tech. Dans le new age. Voire dans le médico-anti cholestérol. La trogne violacée sous la casquette crasseuse est bonne pour les monuments historiques.

Le tout-culturel en fait des ambassadeurs des beaux-arts tricolores. Fini le voyage en camionnette chargée de barriques pour aller décrocher la médaille d'or du comice agricole de Chalon-sur-Saône. L'heure est à la classe affaires. Destination Tokyo, Salon international de la gastronomie. Pour leur faire passer le gožt du saké.

Là où le père Marcel affirmait, jovial et menteur, repartait avec 30 litres de piquette, son fils, propriétaire du domaine du Clos-Marcel, fourgue des bouteilles džment étiquetées. ÇDe l'appellation contrôlée ou du vin de pays ?È Tout cela en dédaignant superbement le verre consigné. Pourquoi pas des capsules Kiravi pendant qu'on y est ?

Elevée au rang de science, pour ne pas dire d'art, l'activité viticole prend congé de la douce France. Le capitalisme international spécule sur les châteaux du Médoc. Les journaux financiers analysent le Çplacement vinÈ. Du côtes-du-rhône à la décote du gigondas... Receleur de biens convoités, le vigneron postmoderne vit dans l'angoisse. Il abrite ses cuves derrière des portes blindées. Entoure ses bouteilles de dispositifs d'alarme connectés au GIGN. Le fort-chabrol 1993 sera bientôt tiré. A consommer avec modération.