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L'Express: 13 Mai 1993 > La République > La beurette

La beurette
Marylène Dagouat

Qu'est-ce que c'est, une beurette ? demandera - d'ici à quelques lunes - une petite fille aux yeux noirs, dans un film d'auteur évoquant les années 80. Une spécialité marseillaise ? Une gaufrette bretonne ? L'amie de la crémière ? È La petite aura raison. Quand on aura oublié ce mot qui fleure le gâteau. il en restera quelque chose comme ça: une Française, un produit de la dixième génération.

L'état de beurette est une réalité transitoire. D'ailleurs, elle existe depuis peu. On la rencontre essentiellement dans les barres de banlieue ou au pied des tours. Beurette est une fleur de cité. On la reconna”t à sa chevelure ondulée, à une ribambelle de frères et surs beaucoup plus qu'à la couleur de son teint. Algérienne, marocaine ou tunisienne, elle se définit exclusivement par le fait d'être la fille de ses parents. Qui sont classés à la rubrique Çimmigrés È. Elle, elle est née ici - ou quasi. Elle ne fut, au début que le féminin passif de son frère le petit beur. Il y a bien longtemps qu'elle l'a laissé derrière. Dépassé. Où l'on voit que Beurette n'est pas toujours ce qu'elle nous en laisse croire.

Beurette fait le grand écart. Elle a une double vie. Dehors, elle fait du bruit, rit aux éclats, en perd son maquillage. Rien ne la distingue des autres filles de son âge. Dedans, elle vit souvent l'enfer. Subit la loi du père. Aide sa mère, s'occupe des petits, roule la semoule au lieu de travailler ses maths. Elle doit baisser les yeux, couvrir ses genoux. Sortir de la pièce quand passe un baiser à la télé. Terrible dualité. ÇDéchirée entre deux cultures È, écrivent les journaux.

Beurette est fière et de ce dilemme ne laisse rien para”tre. A peine voit-on parfois, dans ses yeux de gazelle, I'éclair d'une détresse. Et pourtant... Elle vit dans la peur d'un mariage forcé, d'une séquestration, d'un retour au pays, d'un passeport déchiré. Elle est à la conjonction de toutes les pressions. Celle d'un père déraciné qui veut d'autant plus affirmer la tradition qu'il la sent menacée. Celle d'un islam rétrograde en voie de radicalisation. Celle du qu'endira-t-on. Celle du grand frère, enfin, dans le rôle du chaperon. C'est lui, souvent le gardien de sa prison. Il la surveille, la gifle, la dénonce. Mais non, Beurette résiste. Beurette positive. Elle biaise, slalome, négocie. Elle en déploie, des ruses, pour quelques bouffées de liberté ! Un chewing-gum mentholé, après une cigarette grillée dans un escalier tagué; une pseudo-visite à la cousine pour voler deux heures de boum; une minijupe planquée dans la cave, enfilée à la hâte. Beurette se serre les coudes avec ses surs, essaie la complicité avec sa mère. Beurette cherche la sortie.

Donc, elle investit l'école. Le lieu de sa respiration. L' alternative à son enfermement. C'est là qu'elle s'initie à sa seconde culture. Elle s'accroche au savoir, acquiert le sens des devoirs. Apprend les vertus de la la•cité sans foulard et l'utilité de la participation. Elle réussit alors mieux que la moyenne. On s'en est étonné: comment fait-elle pour potasser, sans livres, sans chambre à elle, avec des mioches autour et la télé qui pollue ? Surcompensation, ont dit les spécialistes. Puisque Beurette le veut... Vitale motivation. C'est elle qui lit tous les soirs le journal à son père. Qui prend en charge les démarches administratives. C'est encore Beurette, la pionnière, qui fait sauter les verrous, débroussaille le chemin des cadettes, gagne en considération. Et met en péril l'unité du groupe familial. Ses frères, qui ont eu moins d'efforts à fournir - question d'éducation- restent sur le carreau. Chômeurs, premières victimes du racisme et de la drogue. Accrochés à l'arabité comme seul alibi de leur malaise. Jaloux. Elle s'endurcit. Devient déléguée de sa classe ou membre d'une association. Gagne de l'argent.

Il arrive que Beurette, excédée, entre en rupture. Elle fugue. Joue du rap. Conquiert les nuits de Paris. Adopte le hip-hop. Et puis s'égare. Beurette est fragile du cur. Longtemps exclue de l'univers des hommes, elle ne sait pas, la môme, se conduire avec les garçons. Alors elle fait la bêtise avec le premier qui lui conte fleurette. Il ne lui reste plus qu'à se refaire une virginité. Beurette joue au Lego avec l'identité. Elle suit le ramadan et prend la pilule. Respecte ses parents et cache son petit ami. Elle n'aura que deux enfants. Fille de sa mère et héritière d'un féminisme soft, elle ne jette rien, elle fusionne. Sa troisième voie. C'est sa force.

Car Beurette gagne du terrain. Elle est en trajectoire sociale ascendante. Elle s'approprie les institutions, s'épanouit dans les mairies. Milite dans la politique. On l'a vue souvent, à la télé, réclamer une société plus égalitaire, défendre la citoyenneté. Elle est l'avenir de la démocratie. Ses copains de la Marche des beurs, qui, le 3 décembre 1983, sont partis à l'assaut de la France, se sont égarés dans les impasses du Ç droit à la différence È. Beurette, elle, en silence, trace droit vers la ressemblance.