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L'Express: 13 Mai 1993 > La République > Le député

Le député
Sylvie Pierre-Brossolette

Version Rastignac, tous les espoirs lui sont permis: c'est-à-dire, pour commencer, un secrétariat d'Etat aux Voies navigables. Version Bovary. il porte sur ses épaules tout le malheur du monde: impôts et conflits, chômage et fausses factures. S'il est battu, le premier poursuivra sa route: copains ( ou coquins) se chargeront de l ' aider à traverser un très provisoire désert, à moins que ce ne soit uneaccueillante grille de la fonction publique, refuge des fonctionnaires en mal d'élection. Dans le même cas de figure, le second découvrira la méchanceté des hommes et l'ingratitude des chefs, et s'en retournera, battu et contrit, à une difficile vie civile. Mais tous, les Rastignac comme les Bovary, connaissent des moments de doute profond qui les amènent à se poser une question taboue: quel est ce système absurde dont la règle non écrite stipule qu'à la minute où l'on est élu... on n'existe plus !

Le député de la majorité commence par arriver au Palais-Bourbon, tout fier de sa victoire et de celle de soncamp. On lui remet les insignes de son nouveau pouvoir(une mallette qui contient, première déception, une cocarde et un mode d'emploi de l'Assemblée); puis il fait ses premiers pas dans le dédale des couloirs et des bâtiments, étouffe sous la verrière de l'hémicycle (en été), se gèle en traversant les cours (en hiver), se cogne la tête toujours contre le plafond de son bureau s'il a la Ç chance È demesurer plus de 1,90 m et d'avoir obtenu de haute lutte une affectation dans les locaux mêmes du palais, c'est-à-dire sous les combles; découvre avec ravissement le coiffeur maison et la buvette, haut lieu de la cohabitation, puis déchante devant la pile de documents qui, rapidement, s'entassent sur sa table: les rapports de la commission à laquelle il appartiennt(rarement celle qu'il aurait souhaitée: cela ne s'obtient qu'à l'ancienneté) les projets du gouvernement, qui ne lésine pas sur la dose de commentaires accompagnant toute mesure, même microscopique (car chaque ministre veut laisser sa marque, donc sa trace Ç historique È, dans les débats du Parlement), les Ç bleus È budgétaires (documents chiffrés moins destinés àéclairer qu'à embrouiller), le courrier proprement monstrueux dont l'abreuvent lobbies, grands électeurs etsimples citoyenssans compter les esquisses de la production personnelle de M. Ie Député, qui, en bon ouvrier, remet dix fois sur le métier sa propre prose, destinée évidemment à l'éternité, quitte à faire s'arracher les cheveuxà sa secrétaire-fonctionnaire à mi-temps.

Bien sžr. tout cela ne sert à rien. Chacun le sait très bien. Mais une proposition de loi ou une question d'actualité valent le Ç cožt È que l'on perde son temps. Puisque le gouvernement n'écoute rien de ce que sa base parlementaire pense et parfois crie, il faut être capable, le jour venu, de produire des états de service aux électeurs. Histoire de suggérer: je me suis bien battu, mais nos éminences n'ont rien entendu... Seule consolation pour cereprésentant de la majorité: son collègue de l'opposition semble aussi malheureux que lui. Mêmes cernes sous les yeux, même air terrassé, mêmes épaules levées quand un ministre de ceci ou de cela déclare rituellement - si ce n'est le chef de l'Etat lui-même - que les droits du Parlement, et particulièrement ceux de la minorité, dopivent être revalorisés.

Un festival d'hypocrisie ! Inauguré il y a trente-cinq ans, lorsque le général de Gaulle, qui voulait s'assurer de ne pas être renvoyé comme un malpropre (il avait déjà donné: un désert de douze ans !), fit en sorte que la Constitution verrouille le jeu des partis et celui des élus.

Figurants mais pas dupes, certains s' efforce nt de se spécialiser pour échapper à la monotonie de l'ordinaire (pas celui du restaurant panoramique, qui affiche un rapport qualité/prix imbattable: merci les contribuables !). Ainsi découvre-t-on que tel ou tel se transforme en justicier, tel autre en globe-trotter ou en journaliste, pour se donner l'illusion - qui devient parfois réalité - d'être un véritable contre-pouvoir. Les plus doués écrivent des livres, paraissent à la télé, ferraillent avec leurs a”nés, font assaut de Ç moralité È (cela n'a qu'un temps), avant de se faire - enfin ! - remarquer. Il arrive même qu'un élu de droite s'allie à un collègue de gauche sur un dossier explosif. Succès assuré ! Alors, peut-être, arrivera un maroquin, ou la promesse d'un maroquin. Cela aide à vivre et à se faire réélire. Car, même en cette époque si peu gratifiante pour les politiques, rares sont ceux qui décrochent. La politique est une drogue pour masos. Comme le cancre de Prévert, le député dit (parfois) non avec la tête. Mais toujours oui avec le cour.