On le reconna”t encore à son organe. Il a une voix pour le fond de classe comme l'acteur a une voix pour le deuxième balcon. On le distingue aussi dans la foule grâce à sa fameuse Çdémarche pédagogique È. Elle consiste à déambuler dans l'existence en observant le vol des oiseaux migrateurs et la technique du potier. A part quoi, I'enseignant se complique tous les ans davantage. L'institutrice peut aujourd'hui s'offrir sur catalogue un Çensemble porte-jarretelles en satin plissé È. Des socquettes à fleurs. Lisez le catalogue de la Camif, vous aurez une idée de l'évolution des murs des éducateurs, qui sont un petit peuple essentiellement mutualiste. On y devine qu'ils n'ont plus de modèle. Ainsi, pénétrons dans la Ç salle des ma”tresses È. Un monde bigarré nous attend. La normalienne en fin de carrière et en cardigan rose coudoie la quinquagénaire entrée dans la carrière après le bac et après son mariage avec un patron de pressing. Arrivée là parce qu'elle veut Çretravailler È, la mère de famille de 40 ans en tailleur pratique échange des propos sur le régime Montignac avec la jeune Ç bac + 5 È sanglée dans son jean étroit et dans ses certitudes. et qui veut absolument Ç faire quelque chose avec les enfants È. On aperçoit même deux garçons, ce qui ne se faisait plus. La cour est encore plus bariolée, mais l'école a toujours accueilli tout le monde. Le collège, le Iycée. en revanche, sont aux quatre cents coups: ils ont changé de planéte.

On parle de Ç forteresse enseignante È. Cela vient des rapports anciens de l'école et du monde. Longtemps, pour celle-ci, le monde fut extérieur. L'enseignant allait y cueillir des choses pour ses leçons de choses aprés quoi il remontait le pont-levis. L'école était un sanctuaire et le ma”tre était un médiateur. Le monde passait par lui. Il n'y avait pas encore les Ç dangers È de la télévision. C'est une autre affaire, cette garce, que les curés. Elle s'infiltre partout. L'humidité aussi. Car, si la Ç citadelle È se fissure, ce sont aussi les murs qui s'écaillent. La FEN et la toiture qui partent en morceaux. La confiance et le plafond qui se lézardent. On est passé de la métaphore féodale à l'image du squat. Le monde extérieur entre dans l'école comme dans un moulin. Il a profité d'un mouvement de foule. On trouve des ordinateurs. des poux, des préservatifs, des foulards islamiques, des gommes à gožt de framboise, des tags, des tensions ethniques. Il y a même des militaires dans les Iycées chauds, des gendarmes pour Ç I'initiation à la sécurité routière È. Le monde entier est là; on se demande ce qui reste au-dehors, s'angoisse le professeur, déjà assiégé par le flot des vacataires et des suppléants. Le malheureux en a le col de chemise qui rebique. Un col rebiqué est le signe infaillible du malaise enseignant.

Voici que se pointent à leur tour le Monde de l'Entreprise et le Parent d'Elève. L'enseignant est glacé d'effroi. Pour avoir fréquenté des entreprises et des parents, je ne puis vraiment leur donner tort. Le patronat (qui licencie à outrance) accuse l'enseignant de Ç fabriquer des chômeurs È. Le parent (qui croit que ce mot ne prend qu'un Ç l È), de Çpropager l'illettrisme È. L'enseignant transmettait un savoir. On lui demande de Ç préparer au marché du travail È. Les parents l'attendaient chapeau bas àla fin des cours. Aujourd'hui, il doit Çrépondre à l'attente des parents È. Il formait des citoyens. Il n'a plus affaire qu'à des Ç usagers È. En résumé, il n'y a plus l'Ecole, mais des Ç bonnes È et des Ç mauvaises È écoles, filières, orientations. Des bacs qui sont des Ç bons crus È et d'autres des Ç crus moyens È. La publicité comparative n'est pas loin. L'enseignant sera mis au banc d'essai. dégusté à l'aveugle. Déjà. Ie parent-consommateur le regarde d'un sale il. Il ne doit son salut qu'à son bulletin de paie. Celui-ci est misérable. On a pitié de lui.

Il rêve à hier. Il y avait les cracks. Ils entraient à Normale (l'enseignant fabriquait des enseignants - c'était plus fort que lui). Il y avait les cancres. Ils entraient en apprentissage ou dans la bo”te à papa. De nos jours, les cracks sont des surdoués et les cancres des cas. Ce ne sont plus des enfants; ce sont des phénomènes.

Chez l'enseignant, ce qui demeure, c'est qu'il a des vacances. Et on le voit dans la steppe hongroise, dans les torrents d'Auvergne. La France lui doit la moitié des diapositives que compte le pays. Inusable sujet de plaisanterie pour son boucher, voici pourtant que ses congés eux-mémes lui échappe. Les stations de sports d'hiver ont leur mot à dire, la circulation routière, l'Entreprise.

L'enseignant, parfois, s'en va en Çclasse de nature È. Loin du Parent Dans un recoin du monde extérieur choisi pour ses vertus pédagogiques. Il y a des vaches, des vignerons. Les enfants ont de gros chagrins et de petites angines. Ils cueillent des graminées. L'enseignant est à nouveau le ma”tre.