Newsstand/Kiosque
L'Express: 13 Mai 1993 > La République > Le fonctionnaire

Le fonctionnaire
Alain Schifres

Il possède un crayon qui s'appelle Ç reviens È: le matériel de bureau occupe une place démesurée dans son existence. Le fonctionnaire français est mal fourni. Le papier de la photocopieuse lui est compté et pour avoir le droit de rafra”chir ses peintures couleur de limon (chez nous, la grisaille bureaucratique est jaune), il doit Çpasser par Paris È.

Il para”t que nos gens à Bruxelles font sensation avec leurs chemises: leurs collègues manipulent avec fierté des classeurs à anneaux. Aussi bien, ce n'est qu'un cri dans les vestiaires glacés où pendent les gilets de laine (les bureaux sont trop chauffés ou pas assez): il faut moderniser.

Et puis il y a le public. Il n'est jamais content. L'assujetti récrimine. L'ayant droit s'exaspère. Depuis les temps les plus reculés, un guichet invisible sépare le ÇprivéÈ, symbolisé par le public, et le ÇpublicÈ, représenté par les agents de l'Etat. Aux yeux de l'éternel usager, l'éternel fonctionnaire est un individu qui part déjeuner à 12 heures précises et qui vous réclame un extrait de naissance. Capturé tout jeune, il vit dans une réserve. Chichement, mais à l'abri des dangers de la brousse. Dans ce parc national, il se livre àune gymnastique bizarre, avec des ÇmouvementsÈ et des Çchangements d'échelonÈ, sans oublier le très mystérieux Çglissement vieillesse-technicitéÈ. S'il s'aventure dans le monde extérieur, c'est pour Çprendre les Français en otageÈ, comme la grève s'appelle de nos jours.

Aux yeux de l'éternel fonctionnaire, I'éternel usager habite une sorte de jungle et pousse des cris d'animaux dans les files d'attente. C'est quelqu'un à qui on ne persuadera jamais que le guichet 7 est fermé. Cette incompréhension générale a sa caricature dans l'éternel combat du Fraudeur et de l'Inquisiteur. Le petit patron français est perpétuellement harcelé par le fisc. Je l'entends gémir depuis mon enfance. J'ai vu des dynasties de commerçants se heurter à des dynasties de fonctionnaires, avec une fureur tribale digne des Tutsis et des Hutus.

Cela fait saigner le cur de l'agent des impôts: la plupart des contribuables ignorent qu'ils peuvent aller lui demander conseil sans dire adieu à leurs enfants. Car tout le monde a horreur de Çl'EtatÈ et personne ne peut s'en passer. C'est vachement freudien. Les rapports du pub!ic et du privé métritent un passage au divan. Dans un pays où 25% des actifs dépendent de l'administration, l'Etat est une affaire de famille. Mais les Français trouvent qu'il y a trop de fonctionnaires. En revanche, ils réclament des juges, des enseignants, des infirmières, des policiers, du personnel sur les quais et le maintien des garnisons. Les politiciens libéraux entendent réduire le train de vie de l'Etat, mais il va de soi qu'ils sont fonctionnaires. Une carrière de politicien libéral ne va pas sans la garantie de l'emploi.

Le fonctionnaire français est inamovible, mais il est réversible. L'inspecteur des finances fait le député pendant ses congés. Le policier vous repeint la cuisine. Le pompier vous refait la toiture. Le cheminot vous déménage. L'agent de l'Etat est l'inventeur du petit boulot. En sens inverse, le privé contamine le public. L'usager est devenu un client. Le service se mêle d'être rentable. On parle d'audits, d'évaluations et même de Çtrains à deux vitessesÈ.

La vieille coupure toutefois demeure. On l'a vu l'an dernier, quand il s'est agi d'installer en province des administrations de la capitale. Le fonctionnaire parla d'ÇexodeÈ, d'ÇexilÈ, de ÇdéportationÈ. C'est d'ailleurs en secret, comme une rafle, que la chose fut préparée. Et c'est sous l'il goguenard des badauds qu'on entendit mettre l'IHESI à Lyon, le Cemagref à Clermont, le Cereq à Marseille, le Cned à Poitiers, I'AFME je ne sais où. Le public contemplait avec une indifférence amusée cette partie de Scrabble. Il s'agissait pour l'opinion d'une autre planète où le chômage n'existait pas. Relégué en Austrasie, l'élève de l'ENA fit rigoler les gens. Ils n'eurent pas une larme pour le jeune homme en loden embrassant ses bambins dans les couloirs humanitaires du Paris-Strasbourg. C'est d'un oeil froid qu'ils virent les agents du Scees brandir des pancartes: ÇNon au Scees à Libourne!È lls se demandèrent simplement ce que c'était que le Scees. Le fonctionnaire français ne sait pas communiquer, c'est son drame. Il gère l'information comme ses fournitures.

Par chance, il y a eu Maastricht. Kafka changea de résidence. C'est à Bruxelles que fut soudain l'administrateur irresponsable et tatillon, le tourmenteur gris et froid. Le technocrate était un bureaucrate sans cur. L'eurocrate fut un technocrate sans patrie. Par contrecoup, l'usager regarda son fonctionnaire habituel de l'il attendri qu'il réserve à l'andouillette de Troyes et au cafetier de village.