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L'Express: 13 Mai 1993 > La République > L'homme de gauche

L'homme de gauche
André Pautard

L'orage du 10 mai 1981, place de la Bastille, fut sa bataille d'Austerlitz. Il y était, et, du coup, devenait un brave. Encore fallait-il qu'on le sžt. Et c'est pourquoi, des semaines durant, il avait promené une grippe de printemps, dont les éternuements disaient clairement son état d'homme de gauche. Nul ne pouvait l'ignorer désormais: il appartenait à l'espèce de ceux qui, selon le mot célèbre de Jack Lang, firent passer la France du monde des ténèbres à celui du soleil.

Douze ans ont passé. Vite ? Un peu trop. Merveilleux, ce temps qui s'étire au point de laisser croire qu'il n'aura pas de fin. L'homme de gauche grandissait, sžr de lui et des siens, et, peut-être, comme il était à la mode de dire, Ç quelque part È dominateur. Oh ! à peine. La gauche, on le sait, révère la démocratie, laquelle tient pour égaux tous les individus. Simplement, les hommes de gauche se veulent plus égaux que les autres, c'est tout. Parce qu'ils se sentent, à l'égard de l'humanité, un peu plus de ces devoirs qui engendrent légitimement le même surcro”t de droits. Et que. bon, lorsqu'on est majoritaire, on a juridiquement raison. Tandis que ceux d'en face ont politiquement tort. Un parlementaire bref et prophétique avait énoncé cet axiome. Notre ami l'accueillit comme le premier des Grands Commandements.

C'était d'une application plus commode que les 110 propositions contenues dans un petit livre donnant les recettes pour changer la vie. L'ouvrage devait conna”tre, assez souvent, un sort bien singulier, passant rapidement de la table du salon aux rayons inaccessibles, avant de finir dans un lot de vieilleries envoyé à la campagne. Il y retrouve, tout aussi dépassés, les pensées de Mao, la recension des slogans de Mai (68), le Programme commun et les méditations d'un auteur bucolique qui racontait une France tranquille, pleine d'odeurs de paille et de grain bourdonnante d'abeilles et riche du rêve d'architectes inspirés...

Tout cela s'est fané. Le grand dessein tourne au gribouillis. Cette étiquette qu'il revendiquait fièrement gêne souvent notre ami. C'est presque en s'excusant qu'il se dit toujours de gauche. On ne se refait pas. La gauche l'a déçu. Tout compte fait, elle était bien plus belle sous la droite. Qui revient et. avec elle, le temps des demi-solde et de la revanche rêvée. Jaurès écrivait ses discours au futur. Il garde des disciples