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L'Express: 13 Mai 1993 > La République > Le maire du village

Le maire du village
Jacques Espérandieu

Ç Putain ! encore un... È Là, le maire, il a sursauté. Son menton s'est allongé, de grosses gouttes de sueur ont perlé sur son front buriné par le malheur. Puis, après avoir raccroché le téléphone, il a lâché d'une voix blanche: Ç Un évadé de plus aux Mimosas. È Rien à voir avec les Baumettes bien sžr, les Mimosas. Ici, au village, c'est ia maison de retraite. Flambant neuve. Pleine nature, vue sur la vallée. Bref, tout pour plaire. Sauf, apparemment, aux pensionnaires. Quatre Ç fuyards È déjà, depuis l'ouverture, il y a quelques mois. Avec, chaque fois, le méme scénario: les gendarmes, qui arrivent, les pompiers, qui suivent, I'hélicoptère, qui survole, les bénévoles, qui-seréunissent-surle-champ-pour-participeraux-recherches. Et le maire, qui assume. Comme toujours. Et dire que, il y a... trop longtemps, quand il avait fini par céder aux sollicitations pressantes (et amicales), son père lui avait dit: Ç Tu n'auras pas grand-chose à faire: il n'y a presque plus de mariages au village. È Lui-même en avait rajouté. Au lendemain de son triomphe électoral, alors qu'il sacrifiait à la sacrosainte pétanque de 18 heures, il avait claironné devant tous ceux qui s'approchaient: Ç Attention ! élection ou pas, pas question de venir m'emmerder quand je joue aux boules. È Pauvre fou ! Des boules. il n'en a plus touché une depuis des années. Les sangliers sont chassés par d'autres. Les écrevisses se marrent dans les torrents...

Pas le temps. Plus le temps. Victime des lourdeurs administratives et des circulaires préfectorales. Mort au champ d'honneur des budgets de fonctionnement et des réunions intercommunales. Tout ça parce que, comme les autres, il Ç y a pris gožt È. Parce qu'il a tenu à respecter la fonction. Parce qu'il aime le village, tout bêtement. Or que fait-on, dans la France des années 90, quand on est maire de son village et qu'on l'aime ? On l'empêche de mourir. On retient ses habitants. On attire le touriste. Alors, le maire, il a commencé par Ç créer un climat È. comme il dit. En restaurant les maisons du centre du village. Une à une. Méticuleusement. Et après ? Après, c'était beau. Mais il n'y avait toujours rien. Le seul café du village venait de fermer: Ç A moins de 10 kilomètres des grandes surfaces, tous les commerces se plantent. Même le bistrot, c'est dire. È Alors le maire, toujours lui, toujours seul, a eu une autre idée: un restaurant. Puis il a trouvé un lieu: le Çchâteau È, une ruine rachetée 50 000 francs. Puis un cuisinier: 14 et une toque au GaultMillau. Puis des subventions. Un peu, pas assez. Mais il les Ç pousse È. ‚a signifie quoi au juste ? Ç ‚a signifie que je vais souvent à la préfecture voir les fonctionnaires. È Et alors ? Ç Et alors, connaissant leurs gožts, je pousse de-ci de-là. È De-ci: à grands coups de caisses de l excellent vin du pays, récemment médaillé. De-là: à grands coups d'invitations dans les meilleures tables de la région.

Ç ‚a cožte. Mais ca rapporte. È Le malheur, c'est que cela risque de ne pas suffire. Car des subventions, il en faudra aussi pour la station d'épuration, pour le stade Ç promis aux jeunes È, I'insonorisation de l'école maternelle, le camion-benne municipal... Encore que là il dispose d'une autre parade, notre maire. De celle dont il joue en virtuose: le recensement complémentaire. C'est simple: vous avez besoin d'argent, vous choisissez (bien) deux ou trois Ç recenseurs È, vous leur donnez les conseils d'usage. Et c'est bien le diable si la population ne bondit pas juste assez pour vous permettre de toucher quelques subsides supplémentaires. Un tel homme ne mérite-t-il pas l'estime de ses concitoyens ? Il en est convaincu. Ses concitoyens, un peu moins. Surtout depuis qu'il a rendu public son projet de nouvelle mairie. Ç Cette fois, il est fou È, a titré la feuille que les Ç opposants È ont réussi à sortir pour critiquer sa gestion. Ç Quand tu es maire, si tu ne fais rien, tu es un con, mais tu es brave. Si tu travailles, tu es un salaud. È Or comme lui a beaucoup travaillé... La liste de ceux qui ne lui adressent plus la parole s'allonge. Tous ces bricoleurs du dimanche à qui il a essayé de faire comprendre que repeindre sa façade en vermillon parme dans un village restauré... Ceux qui sont devenus hystériques parce qu'il a mis une semaine pour découvrir la fuite qui avait privé le village d'eau en plein mois d'aožt. Ç Etre maire aujourd'hui, ça fait beaucoup perdre au niveau de la convivialité È, explique-t-il, fataliste. Reste que ça l'a aigri. ll est devenu autoritaire. Espaçant au delà du raisonnable les séances de plus en plus houleuses du conseil municipal. Injuriant les présidents d'association accourus chez lui dans l'espoir de Ç pousser È leurs subventions à eux... Les élections de 1995 dans ces conditions ? Ç Pas question de refaire la connerie. È Pourquoi ? Le regard est lourd, I'accablement perceptible. Mais le propos restera sobre: Ç Parce que le pouvoir, ça use. È