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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > L'ado

L'ado
François Forestier

Il rêve de grandes expéditions qui le mèneraient en Orénoque, au Mustang, au rio Negro ou au Crédit municipal de la place Pereire. C'est ainsi qu'il délimite son avenir, quelque part entre le zéro et l'infini, entre le trottoir gauche du boulevard Saint-Michel (McDo) et l'avenue des Champs-Elysées, où est exposée (trottoir de droite) la Mercedes 600 de ses idoles (Cantona, Noir Désir, JeanClaude Van Damme). Il joue au tennis par passion, au flipper par nostalgie (une antiquité), au Nintendo par obligation (c'est la mode), au dur par nécessité. La mèche sur l'oeil, le regard buté, l'ado résume sa vie par son apparence: Perfecto ou Benetton sur les épaules, bottes de la Wehrmacht ou Pump Nike aux pieds. Question d'attitude. L'attitude, c'est l'essentiel, surtout au bar-tabac près du Iycée.

Il parle un langage étonnant, qui est à la langue française ce que le tag est à Matisse. Ç La meuf a décoiffé le keuf, son keum avait les glandes... ll était relou ! T'as raison ! T'as raison ! Faut voir... Il lui a payé des guefrins... È D'où l'on comprend qu'un ami a acheté quelques vêtements à sa fiancce, laquelle a été houspillée par la maréchaussée. La traduction est approximative, elle dérive donc souvent vers des interprétations plus propres à satisfaire l'imaginaire des parents. De proche en proche, l'affaire devient magnifique, immense, cosmique. Une fille a volé un camion de robes Chanel et son boyfriend a organisé un réseau de revente dans le sultanat d'Oman... La concierge fantasme: c'est justement parce que l'adolescent a 16 ans que la concierge ne les a plus.

Les mains dans les poches de son Levi's noir (tout est noir, même la prunelle), l' adolescent laisse percer son angoisse de finir dans la zone, entre deux clodos intoxiqués à la colle, et sa peur d'hériter des imbécillités de Mai 68. Ç Pourquoi vous vouliez tout casser ? È demande-t-il à ses parents. L'idée de foutre le feu à toutes les Jaguar lui semble incongrue, comme celle d'empiler des pavés devant le salon de thé Dalloyau, face au jardin du Luxembourg. Ç On écoutait Dylan et on lisait Trotski È, lui répondent les parents, qui sont conseillers au Quai d'Orsay. Ç Vous n'aviez même pas de baskets ? È reprend le gêneur. Ç Non, des Clarks. È Il secoue la tête et va écouter le dernier disque de Metallica.

Son gožt du pittoresque le porte à acheter des magazines où Madonna dévoile ses fesses de garcon, son penchant pour l'aventure l'incite à voler des calculatrices à mémoire (elles sont autorisées en examen, et on peut planquer des antisèches dans la mémoire); sa soif d'absolu (il a lu en classe l'introduction des Ç Souffrances du jeune Werther È, à laquelle il n'a rien compris) le conduit à tenir tête à sa mère sur la délicate question des heures nocturnes autorisées. Celle-ci s'inquiète de voir son fiston filer au concert de Lourd Linceul, un groupe qui se produit au milieu de chiens à muselière et dont les guitares sont en barbelé. Elle a oublié qu'elle écoutait Eddy Mitchell en douce. Son fils lui ressemble: au fond, il est mou dans l'ensemble et gauche dans le détail.

La politique, conna”t pas. La guerre du Vietnam, papa, qu'est-ce que c'est ? Et les zazous ? Le jazz ? Le zouave de l'Alma ? Les transistors ? Les beatniks ? L'adolescent a quelques lacunes dans son inculture, mais elles ne concernent que la date des Zippo, la couleur des Reebok, les cassettes de Woody Allen et le sida. Car l'amour, quelle affaire ! On a surestimé ce machin. En conséquence, le dépucelage n'est plus obligatoire et passe après le choix d'une grande école. Le chômage est plus terrifiant que l'idée de mettre une capote. Par un miracle de l'histoire naturelle, I'adolescent est bête et malin, imbécile et génial, grand et petit. Il est donc confus.

Ses bras, trop grands, s'enroulent autour de ses genoux qui, eux-mêmes, n'ont pas trouvé leur hauteur idéale. Il se prend pour un adulte, mais se compla”t dans le cocooning jusqu'à 31 ans. Autrefois, au Moyen Age, on n'avait pas encore inventé l'adolescence: les enfants partaient pour être ébénistes, peintres ou selliers, et entraient dans la vie active sans chichis, disparaissant de l'horizon familial pour toujours. Au début de ce siècle, un adolescent le restait entre 14 et 16 ans. Aujourd'hui, on l'est pour dix, quinze, vingt, trente piges. Pour toujours, parfois.

On reconna”t l'adolescent à son air de Raspoutine et à ses déclarations à la Ravachol. Il ne sait pas qui sont ces deux messieurs, il a raison. Il profite, en se rongeant les ongles. Au millénaire prochain, il sera toujours temps de prendre l'option calvitie.