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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le banlieusard

Le banlieusard
François Forestier

L'un émerge de son RER avec l'air d'un évadé de la galaxie, l'autre de sa BMW avec la tête d'un conquérant des temps modernes. Une odeur de brouillard suiffeux suit le premier, c'est le parfum de la meulière qui entoure la rue des Gazomètres, où il demeure depuis... Depuis quand, au fait ? Le second embaume son sillage avec Vétiver, ce qui lui vaudra les compliments un brin forcés de sa secrétaire. M. RER possède en banlieue Sud, une vue sur les toits, en direction de la Vache noire, un lieu-dit masqué par des tas d'épluchures pittoresques, où il n'y a jamais eu de vaches ni même d'herbe. M. BMW habite une ancienne maison de ma”tre à Versailles, avec minicascade en aluminium brossé et poubelle téléguidée. Tous deux partagent le même bonheur de vivre Ç presque È dans la nature.

Le banlieusard est en expansion: il n'y a plus de villes ni de campagnes. A Wilmington, Caroline du Nord, le McDo suit le Kentucky Fried Chicken, qui succède au Burger King, qui est juste avant Toys'R Us. A Bielefeld, dans la Ruhr, les échoppes de Quick Wurst sont légion. A Clamart, Hauts-de-Seine, c'est la même chose, version française: la mairie succède au commissariat, qui jouxte la bibliothèque municipale (où, naguère, on pouvait feuilleter, puis dérober, Ç La Guerre des vampires È, de Gaston Leroux, sans qu'on vous pose de questions), qui se trouve dans le bâtiment de la voirie. Les cinémas ont fait place à des HLM modernes, les terrains vagues bornés par des ressorts de matelas ont été arasés, et - juste ciel ! - il y a même, à Vanves-Malakoff, un restaurant chinois près de la gare. Ainsi, I'exotisme colonial rencontre le pittoresque petit-bourgeois: le choc culturel est d'importance, et l'épicier rêve de Patpong, le quartier chaud de Bangkok, où il ira après le dernier match Vanves-Charleville.

La vie du banlieusard est émaillée d'incidents: la Mercedes 280 SL refuse de démarrer, le Solivaisselle qu'il a acheté en route fuit dans sa serviette, il ne retrouve pas le ticket de quarté acheté mercredi, la porte de son immeuble a été barbouillée de tags inquiétants (Ç Mort au dieu des contrôleurs È ; Ç Jimmy Louf aime la Trinka Bézef È; Ç J'emmerde la vie È). La métaphysique envahit ainsi Sevran-Beaudottes et déborde parfois à Saint-Nom-laBretèche, où la zone fait place au yuppieland. Les riches et les pauvres se partagent la banlieue, en un puzzle aussi compliqué que les anciennes provinces centre-européennes. Il faudrait une mission de l'ONU et une baguette de sourcier pour s'y retrouver.

Géographiquement, la banlieue enserre la ville, et cette position de couronne est source d'anxiété pour les habitants de la rue de la Faisanderie, qui imaginent ce no man's land comme un pays ennemi, où des hordes de loubards en Perfecto se tiennent prêts à envahir Montparnasse et les Galeries Lafayette avec des nunchakus à la main. Rien n'est plus faux. A Maisons-Laffitte, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, à Conflans -Sainte-Honorine, il y a plus de cachemire au mètre carré que chez Virgin, aux Champs-Elysées. Il y a même des intellectuels, et un candidat à la prochaine présidentielle. C'est dire.

Autrefois, on allait en banlieue pour s'étourdir dans les estaminets, et manger une friture en sifflant les filles. Aujourd'hui, on y va pour acheter 5 kilomètres de moquette à des prix Ç défiant toute concurrence È ou visiter un appartement Ç avec vue imprenable È, sans que jamais le prix soit imprenable ou que la vue défie qui que ce soit. La banlieue est semée de clichés de cet ordre, sur lesquels un rayon de soleil, parfois, vient mettre de la joie. Le banlieusard navigue entre le passé les canaux, les voies ferrées, les squares, I'orphéon, le facteur, la poésie de l'accordéon et des réverbères) et l'avenir (le Minitel, la carte magnétique de parking, Conforama, le coefficient d'occupation des sols, la rocade 6, la littérature des tracts politiques et de la grande quinzaine du blanc). Quand il vient à Paris, il est dans la jungle. Quand il part en Normandie, il s'oxygène, ce qui est façon élégante de dire qu'il déprime. Quand il prend sa retraite, il songe à l'exil au Cara•bes, qui serait une forme de suicide.

Un jour, Châtillon-sous-Bagneux s'étendra jusqu'à Lyon, Roissy jusqu'à Lille, Suresnes jusqu'à la mer et Lagny jusqu'à Mourmansk. Il y aura une brasserie du Départ à Meudon, un bistro de l'Arrivée à Kiev, et des cafés des Sports partout. En cas de guerre, le banlieusard, riche ou fauché, sera gagnant: on assiège les villes, on bržle les campagnes, on oublie l'entredeux. Etre banlieusard est une éthique, un art de vivre, un horizon. Waterloo, le mont des Oliviers et Lascaux sont, à tout prendre, des banlieues. Que deviendrait le banlieusard sans la banlieue ? Il serait urbain, ce qui est un nom de pape, non de citoyen.