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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le Boucher du coin

Le Boucher du coin
Dominique de Saint Pern

Son lever de rideau, tonitruant, à 8 heures chaque matin, annonce au voisinage une journée insolente de santé. Le boucher n'a pas le droit à l'anémie. Alors que le quartier s'éveille, lui, depuis déjà deux heures, désosse, dénerve, tranche, cisèle, pare. Il faut que pas une papillote ne manque au gigot. Que les grenadins alignés au garde-à-vous sollicitent la papille. Sa boutique est immuable: une vitrine, un billot, une caissière. Elle tient du bloc opératoire et du salon littéraire. La clientèle y retrouve le gožt de patienter, se tient à jour des dernières rumeurs, tout en surveillant le travail de l'orfèvre, le cheminement de son couteau. ÇUn peu moins épais, mon train de côtes, monsieur Michel.È Monsieur Michel, qui est capable d'assommer son charolais d'un seul coup de poing, a des gestes d'une infinie précision et des attentions d'amoureux pour cette chair carminée: Ç Là, elle est fondante comme du beurre. Vous m'en direz des nouvelles ! È

Sous ses airs de viandard, monsieur Michel est un artiste. Un esthète de la côtelette, un virtuose du quasi. Dites-lui, pour voir,qu'il existe plus belle enseigne que Ç Boucher à l'ancienne È! A l'ancienne. Voilà que lui reviennent des images du temps où il choisis-sait son buf sur pied, le tuait, le vidait, le dépouillait lui- même: car il conna”t chaque recoin d'une carcasse. Les bouchers- sont des experts-anato-mistes; il n'y a qu'eux pour savoir s'extasier sur le globe d'une cuisse et y débusquer la galinette.

Parfois, il se sent des envies de couronnement. Alors il se lance: concours national de la paupiette, exposition départementale de la composition en saindoux, histoire de se prouver qu'il n'a pas perdu la main. Il aimerait bien transmettre son savoir-faire. Les apprentis ? Ce n'est plus ça. On leur demande de conna”tre les mathématiques - Ç Est-ce bien utile pour savoir assaisonner 20 kilos de saucisson ? È Lui, I'arithmétique, il l'a confiée une fois pour toutes à sa femme, qui trône à la caisse. ‚a n'empêche pas les sentiments ni de Ç peser léger È le g”te-g”te d'une petite vieille.

Ses confrères du village sont partis, victimes des grandes surfaces. Lui s'incruste. Il officie pour les connaisseurs. Ceux que révulse la viande découpée à la scie. Qui refusent de voir leur précieux rosbif emballé à la va-vite. Comme s'il s'agissait d'un banal morceau de barbaque !