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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le chauffeur de taxi

Le chauffeur de taxi
Jean-Pierre Dufreigne

Rachmaninov. Evidemment, le 2e Concerto. Ç Pourquoi "évidemment", monsieur ? È Parce que c'est le plus connu. Ç Non, monsieur, c'est le plus beau, et mon père fut le chauffeur de Serguéi Vassilievitch. È Histoire vécue. Il n'y a plus de chauffeurs de taxi russes dans Paris. Au bonheur d'une nuit on peut tomber sur un descendant. Ç Vous aimez la musique, monsieur ? È Non. Je n'aime pas le bruit. Ç Monsieur est fatigué ? È Monsieur a un coup dans le nez. Ç Vodka ? È Non, Lolita. Silence interrogateur. Lolita égale: 12 ans d'âge. Pure malt, douze ans d'âge. Ç Cela aide à travailler. È Cela console. Vous faites dix heures à rouler n'importe où on vous dit d'aller. Moi, j'écris où on me dit de faire. Nous sommes des bricoleurs de l'éphémère. Ç Préférez-vous les quais ou le Faubourg Saint-Honoré ?È Le plus vide. Mes contemporains m'exaspèrent.

On a de la chance, parfois, la nuit. Avec, comme ça, mandé au standard à la musique inchangée - Ç Georgio... gnagna È - un taxi, Ç Mercedes blanche dans huit minutes È. Huit ? Le comptage est aléatoire. Mais les chauffeurs sont là. Certains sont immondes, possèdent des chiens puants (pléonasme), vous assènent leurs idées du même métal ou ont disposé six rétroviseurs pour reluquer les jambes de votre fiancée. Si elle est seule, ils la draguent. Lui proposent des leçons de tango (12 novembre 1987). Parce qu'ils savent qu'on ne les voit pas. Seuls éclairages, les verdeurs du tableau de bord ou le balayage des réverbères. Bande-son: les coups de gueule quand un débile change de file. Donc, Rachmaninov plus une conversation, quel repos ! Le Ç taco È, le Ç sapin È est décrié. Mais on en a besoin. Et, finalement, il arrive qu'on s'aime bien. Le temps d'une course, comme on dirait d'une passe en douce. C'est la chanson du petit cheval blanc, nous derrière et lui devant. Des fois, on se reconna”t parce qu'on s'est déjà Ç pris È. On en arrive à parler de nos familles, avenir des enfants. Mensonges. Rêves.

Taxi de nuit. Un peu de trajet avant des transports ? Course folle vers un aéroport ? Roulade chaude - les taxis parisiens sont surchauffés, décembre y bržle comme juillet vers un doux sommeil dans un dodo aux draps frais. Lui sert de psy, d'ambulancier jusqu'au haut de l'escalier en cas de déprime grave ou de fête trop avancée. Pourboire, Ç Merci, monsieur, bonne soirée È.