Newsstand/Kiosque
L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le marchand de journaux

Le marchand de journaux
Angelo Rinaldi

Un kiosque à journaux s'achète comme un régiment sous l'Ancien Régime et comme une charge de notaire. Pour avoir le droit d'être debout dans cette guérite, de sept heures du matin à huit heures du soir, le mollet chauffé par un petit convecteur, l'hiver, en respirant, l'été, un mélange de gaz carbonique et de vapeur de hammam, il faut acquérir le stock du prédécesseur. Avec l'accord des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP) et la bénédiction de la Ville de Paris, à laquelle appartiennent ces Ç éléments du mobilier urbain È. L' investissement va de 50 000 à 70 000 francs - ce n'est pas la somme qu'un jeune homme a toujours dans sa poche. La municipalité pourrait lui verser une indemnité au titre d'auxiliaire de l'office du tourisme car c est, en moyenne, deux cents fois par jour qu'un étranger, un provincial lui demande son chemin. Voici la première personne à qui le Parisien qui entame sa journée de travail adresse la parole -et parfois la seule qui lui dira une amabililé, en lui rendant la monnaie avec ses doigts tachés de l'encre de la presse quotidienne. De la vente de celle-ci provient le principal de son chiffre d'affaires qu'étoffent ensuite les hebdomadaires, enfin les revues de toute sorte - du karaté à la philatélie, de l'histoire à l'immobilier. Le kiosquier, qui n'a pas son pareil lorsque surgit un nouveau titre à l'étalage pour en prédire le destin, les lit ou les feuillette tous aux heures creuses de l'après-midi. A condition que ne l'interrompent pas les solitaires qui ont besoin de parler - les retraités, les chômeurs, les dames qui ont un passé, un teckel, le sourcil redessiné haut sur le front, qui se maquillent avec soin parce qu'on a sa dignité et qu'on ne sait jamais. A chacun il sert la nouvelle du jour avec le piment de son esprit.

Nul mieux que le marchand de journaux, mélange de guetteur, de sentinelle et d'alcade à l'espagnole ne parvient à saisir l'air du temps, où s'introduisent quelquefois les odeurs de marrons grillés par un Turc, au coin de la rue, sur un brasero: deux heures après la Ç mise en place È, il conna”t les réactions et les perplexités du pays devant les événements et évalue à un point près la cote de faveur du président de la République. Les têtes qui défilent par milliers devant lui ont aiguisé son sens de l'observation. S'il se recyclait, il serait un parfait physionomiste de casino. Ç Je devine tout de suite, dit l'un d'eux, qui est "Monde" et qui est "Figaro". J'ignore pourquoi, mais je ne me trompe presque jamais. È Que les murs aient évolué, pas de doute: en toute tranquillité, on lui réclame des revues érotiques, hier vendues sous le manteau, dans les chuchotements, et qui s'appellent aujourd'hui des Ç magazines de charme È - Ç Pour le sado-maso l'arrivage, c'est demain È. L'érotique, vendu souvent par lots, rapporte 50 % de bénéfice, quand la ristourne versée par les NMPP ne dépasse guère 18 %. Aussi, dans les quartiers propices - Pigalle ou alentours de la rue Saint-Denis - certains lui réservent--ils les honneurs du présentoir, où ce ne sont que mamelles, mamelons, duvets et protubérances, que ne regarde cependant pas l'enfant admirateur de Ç Pif le chien È. Filles et travestis ne recherchent pas cette prose, et, rêvant d'un établissement bourgeois, achètent revues de cuisine et d'ameublement, outre ÇL'Equipe È, pour leur amant de cur, qui se lève tard quand elles/ils ont déjà couché beaucoup. Le communiste s'énerve quand Ç L'Humanité È ne lui tombe pas tout de suite sous les yeux, le sympathisant de l'extrême droite flaire le complot judéo-maçonnique si le quotidien Ç Présent È n'est pas à portée de la main.

Le kiosquier est une figure du quartier, que l'on aime bien et à qui l'on reproche de prendre des vacances, tant il est intégré au paysage dans sa citadelle, dont les flancs cožtent aussi cher à investir qu'une muraille de Vauban aux hebdomadaires qui les louent pour leur publicité. Presque toujours sorti d'une famille proche de la galaxie Gutenberg - un oncle ouvrier du Livre, un cousin cycliste d'un journal - ce descendant au garde-à--vous des crieurs de journaux annonçant les guerres, les révolutions, les beaux crimes comme on n'en fait plus rêve d'achever sa carrière sur les Champs--Elysées ou dans le XVIe! Ç où il y a toujours du passage, moins d'amitié et plus d'argent È. En attendant, il perfectionne sa connaissance du cur humain: naguère, Ç Le Parisien È publiait l'horoscope à la dernière page, qu'il était facile de consulter avant d'acheter un autre journal. Aujourd'hui, les prédictions sont dans les pages intérieures, pour éviter le vol de l'espérance, qui, en janvier, fait monter en flèche le chiffre de la recette, quand les mensuels donnent l'avis des planètes pour l'année, le kiosquier ou sa collègue ayant toujours dans son ciel Mercure, dieu du Message et des échanges d'idées.