Newsstand/Kiosque
L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le libraire

Le libraire
Angelo Rinaldi

Il entend proférer au sujet des romans en vogue autant de bêtises qu'un critique littéraire, mais le commerce interdit toute polémique. On soupçonne qu'il a eu un précédent métier, avant de s'établir en cette terre populaire où règne la télévision comme un Père blanc au désert. On soupçonne des enivrements antérieurs qui n'étaient pas sans rapport avec l'imprimé.On remarque un cartable dans son fouillis, où notre homme est bien le seul qui sache où se trouvent le casier des gommes et l'unique exemplaire au format de poche des ÇAmoursÈ, de Ronsard, ou de tel roman de Carson McCullers. La littérature, même si l'on étend le concept jusqu'à Barbara Cartland, ne suffirait pas pour le faire vivre. C'est pourquoi il vend aussi des journaux français et étrangers -jusqu'au bulletin de combat des démocrates turcs et à l'excellente édition, en notre langue, du ÇJerusalem PostÈ. Il propose également les beaux stylos que l'on offre pour un anniversaire, des statuettes du musée du Louvre et tout ce qu'il faut au marmot de la maternelle, au comptable, au lycéen, à l'étudiant. Ce qu'il n'a pas, il se le procure dans les meilleurs délais. Il déjeune en quelques minutes sur le pouce, dans l'arrière-boutique. remplie de cartons. Sa femme le seconde, aussi discrète et efficace que lui. Sans doute, avec la même patience, le même dévouement l'un et l'autre se seraient-ils enrichis dans un commerce différent. Mais rien ne remplacerait ce plaisir de guider, sans avoir l'air d'y toucher, les lectures des clients, de préparer, par exemple, ce Çpaquet pour les vacance È, en fonction de la personnalité de chacun, avec le souci de glisser l'inédit, le rare, le peu connu, à des doses homéopathiques. Moins encore qu'un chef du protocole chargé de répartir les hôtes autour d'une table il a le droit de se tromper. Qu'on lui doive un ou deux bonheurs, et on lui demeurera fidèle, aurait-on quitté le quartier. Lorsque, vers 21 heures il ferme les grilles, on le voit regagner son domicile les nouveautés sous le bras. S'il est possible qu'un boucher soit végétarien le libraire, lui, consomme avant de vendre. Souvent, le dimanche après-midi, il revient effectuer des rangements. Dort-il ? On n'en est pas certain - pas davantage on n'est sžr qu'il sera remplacé ni qu'il se trouve jamais dans une grande surface quelqu'un pour répondre à la question: ÇVous savez bien, ce type qui était hier soir chez Pivot et qui raconte son divorce.È