Newsstand/Kiosque
L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le livreur de Pizzas

Le livreur de Pizzas
Jean-Pierre Dufreigne

La différence entre la roue du scooter et la pizza New York style made in Paris tient au caoutchouc du pneu de Vespa. Seul le diamètre est semblable: 18 inches et 2/3. Et les rayons: 8 parts prédécoupées. Elle est chaude. Elle doit toujours être chaude. Arriver chaude. Entre trente et quarante minutes après la commande, dans son minicontainer climatisé. Thermostatique et vélocité. C'est pourquoi le livreur de pizzas est essoufflé après cinq étages grimpés quatre à quatre et porte un casque qu'il n'ôte pas devant les dames. Pas par impolitesse: ce garçon (qui a jamais vu une livreuse de pizzas ? - s'il en existe, on les suppute ravissantes et fausses frêles) lutte contre la montre. Préparez l'argent ou remplissez le chèque avant son arrivée, filez-lui un pourboire, un sourire, un merci. Ce livreur n'est pas un commissionnaire, un rien-du-tout qui apporte la spicy beef ou la tomate-jambon-ricotta-champignons, non, ce garcon est un corps physique décrit naguère par Pascal, qui ne tient pas à sa conservation et se bat contre le temps perdu. Un anti-Proust dans notre anti-univers, un météore spatio-temporel, oublié par Einstein. Un type qu'il serait de mauvais go˛t de retarder.

Il est très sympathique. Ancien tuciste après un doctorat de philologie classique ou quinze années aux Minguettes. Sans rancune contre la société, puisqu'il apporte leur en-cas à des nantis trop feignants pour faire le marché. Un héros de notre époque bousculée. Un chevalier du futur.

Il conna”t par cur les codes d'entrée de 126104 appartements parisiens. Une mine pour les cambrioleurs, mais il reste plus secret qu'un juge d'instruction devant une photocopieuse. Chez lui, la tentation de balancer n'existe pas. Nullement par défaut d'imagination, non. Tout arpenteur des rues est un inventeur d'Amériques et ce garçon sur deux roues avec micro-ondes incorporé conna”t mieux Paris qu'un employé de la voirie. Contre-allées en slalom entre les prostituées, couloirs de bus pris à rebrousse-poil, trottoirs interdits mais empruntés, il doit passer. Un embouteillage, et c'est les Andes sous l'orage, la sortie des cinémas, l'Atlantique par gros temps. Il passe. Comme l'Aéropostale des Mermoz et Guillaumet dans leurs Latécoère. Lui, il risque sa peau sur son scooter. Aux âmes bien nées, la vitesse n'attend pas le nombre des cylindrées. Nouveau Rodrigue, il va, court, vole, et nous, on mange.