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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le marchand du marché

Le marchand du marché
Alain Schifres

C'est un personnage considérable. Nul candidat aux élections qui ne vienne toucher sa main et tâter ses fromages. Est-ce à cause de sa bonhomie ? En raison de la fraternité des marchands de salades ? Parce qu'on trouve encore ici, à l'âge des Caddie, le fameux Çpanier de la ménagèreČ ? C'est en tout cas un rite obligé comme d'aller voir Pinay. La main du marchand mérite d'être embaumée. D'ailleurs, cet homme est une relique. Pour 80 000 francs laissés dans les magasins, la famille française en dépense 3 000 sur les marchés. C'est devenu un exotisme. On y va comme à Samarkand. Un cercle de camionnettes blanches signale le camp des nomades. Elles viennent de contrées fabuleuses, comme Sucy-en-Brie ou Arpajon. Il en sort des denrées inou•es. On les aperçoit dès l'entrée où se trouve un nouveau pauvre assis, avec son écriteau. D'abord, il y a de la terre: sur les navet, Ies laitues et même les pommes de terre. Sur les poireaux, dont le marchand-mara”cher tranche les queues avec un coupe-coupe effrayant. Peu à peu, on découvre des splendeurs disparues. Des curs de veau et des gaines-culottes. Des poulets avec des foies de poulet et des ufs avec du duvet collé. Des tabliers de fermière et des systèmes enfin pratiques pour ouvrir les hu”tres. Des moelles épinières de mouton, des haricots en vrac. Des olives de vingt espèces, que le marchand vous explique avec un charme levantin et une érudition condimentaire. Des oignons bizarres, vendus par un barbu. Les tisanes de la Ç crudivoriste Č au front pâle. Les petits tambours en cuir du Malien et les pâtés sans colorant du Gascon à l'il noir. Tout cela fait du marchand du marché un brocanteur de l'alimentaire. Un antiquaire de l'anodin. Lui-même ne reçoit que sur rendez-vous, deux fois par semaine, le matin. Où est. les autres jours. ce caravanier en casquette à pompon ? C'est un homme de grand vent, dont le nez barométrique change de couleur avec le temps. Sa femme n'a pas le visage délicat et peint des dames qu'on voit à la caisse du marchand sédentaire. Enfouie dans les gilets de laine, les peaux de mouton et les bottes fourrées, on dirait une Mongole sous sa yourte. A midi, ce monde s'évanouit comme un songe. Le camp se lève, le nouveau pauvre aussi. Il compte ses pièces, achète deux oeufs. Le nomade en partance abandonne ses queues de poireau à ce lapin des villes.