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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le motard

Le motard
Michel Faure

Certains appellent cela le syndrome de l'Indien. Quand le motard met son casque et ouvre les gaz, il devient une espèce en voie de disparition, le dernier des Mohicans, sage et farouche, échoué au milieu des barbares, des ahuris qui tuent, les automobilistes. Le motard est en guerre, et son combat, perdu. Quand il enfourche sa bécane, il devient survivant. Il est seul, et les autos si nombreuses .

C'est un peuple haineux que celui des motards. Il vaut mieux le savoir quand on est en voiture. Une haine irréductible et toujours aux aguets. Ne croyez pas vivre en paix au volant de votre caisse. Les hostilités s'allument dès qu'il met le contact. Il chauffe sa machine sous vos fenêtres aux petites heures du jour, c'est son tam-tam à lui, vous savez qu'il part au combat dès l'aube. Ne vous rendormez pas. Le feu passe au vert. Vous êtes encore en seconde que déjà il vous arrive par-derrière, à fond les manettes, et se dit: lui ou moi, pas de quartier. Vous pouvez débo”ter et alors il s'écrase. Vous hésitez et il vous laisse sur place. Vous êtes vaincu, il passe au suivant.

Le motard observe nos nuques. Il les voit venir de loin. Ç J'ai appris à les lire, m'a dit un jour l'un d'eux. A l'épaisseur du cou, à l'écartement des oreilles, à la coupe des cheveux, je sais tout de suite si je dois me méfier. Je ne me trompe jamais. È La nuque d'un enfoiré, pour le motard, c'est comme le nez au milieu du visage ou le marc de café. Il y lit le possible changement de file sans clignotant, le virage intempestif sans un regard au rétro, le genre de truc qui déclenche les guerres.

Les Indiens ont leurs tribus, qui ne s'aiment pas vraiment. Les balèzes en Harley, qui se déguisent en voyous et vont boire des bières chez Fifi, rue de la Roquette, méprisent les beaufs en Goldwin, des monstres carénés comme des camions qui restent coincés dans les embouteillages. On dit même qu'ils écoutent Patrick Bruel sur leur stéréo. Mon motard à moi était du genre cuir Chevignon et enduro légère, cadre urbain philosophe. Il avait lu Robert Pirsig et son fondamental ÇTraité du zen et de l'entretien des motocyclettes È. ÇJ'arrive toujours frais à mes rancards È me disait-il alors que je lui avais donné rendez-vous dans un restaurant chic un jour d'averse. Il dégoulinait de partout, assez dégožtant. ÇJe ne suis pas enervé. Je me gare devant la porte.È Le motard aime bien vous prouver qu'il a toujours raison.