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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le patron de bistrot/span>

Le patron de bistrot
Yves Stavridès

On en parle comme d'une espèce menacée, un genre d'oiseau qui perd ses plumes. Ç Nous étions 220 000 en 1953; nous sommes 62 000 en 1993. È Il est des additions qui font mal. Un limonadier par-ci, un limonadier par-là, et bref: le paysage se réveille orphelin. La fratrie du zinc lève alors le coude Ç à la santé de ceux qui restent È. Et remettez-nous ça, patron. Lucide, le tenancier de bistrot sait qu'il est cerné. C'est Fort Alamo. Tous les matins, quand il serre la pince à ses fidèles (Ç Rhabille le gamin, Lucien È), il a une barre à la hauteur du plexus. L'ennemi va attaquer. De partout. Par vagues.

Il y a la boulangère, déjà, qui vend des canettes de je--ne-sais-quoi et des croque-monsieur Ç à emporter È. Il y a la sandwicherie, qui détourne - comment ose-t-elle ? - ses ouailles d'un fonds de commerce patenté: le jambon-beurre double face. Il y a les viennoiseries. Les croissanteries. Les pizzaiolos. Et puis les autres. Les vraiment dangereux. Qui débitent des tonnes d'apple-cheese et des kilomètres de burger-pie. Nos enfants tirent leur maman par la manche, c'est là qu'ils veulent aller, pas ailleurs; et maman d'admettre que c'est Ç plutôt correct, pas cher, propre, aéré È. Mais où va le monde ? s'étrangle le taulier, qui, lui doit lutter avec ses charmes: Formica livide, nuages de gitanes, TVA à 18,6 %, chiottes à la turque. Il se remonte le moral comme il peut. Fomente un comité de parrainage. Imagine-t-on Hemingway, Camus, Sartre et Simone de B. deviser sur l'avenir des planètes face à des boulettes de chicken?

La jeune génération ajoute à la douleur: elle délaisse alcools et spiritueux pour des boissons pétillantes. On y croise les aliénés du régime, du sport, de la santé. C'est dire si tout part à vau-l'eau (minérale). Mais il y a plus grave. Hier encore, on mangeait chez soi, on buvait dehors. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Le p'tit whisky des familles et le cocktail maison, on l'écluse en famille et à la maison. On picole à domicile. Quant aux entreprises, elles installent vicieusement - des distributeurs de café à chaque étage. Notre limonadier, pauvre de lui, doit donc se recycler dans le plat du jour...

Tant qu'on est dans le drame, restons-y. Déporté en banlieue, à des années-lumière de son lieu de travail, le citoyen prend son train, son RER, sa voiture. Le soir, s'il veut rentrer avant le couvre-feu, peut-il encore s'arrêter chez Lulu pour s'en jeter un derrière la cravate ? Pas le temps. Plus le temps. Le couvre-feu commence à 18 h 25: l'heure de Ç Questions pour un champion È. En d'autres époques, c'était l'instant magique où les hommes, les vrais, posaient les mains sur le feutre du 421. Et lâchaient leur tirade chérie: Ç Un Martini-forme, un Pernod pour mon poteau ! È

Assez pleuré. Veillons à notre intérêt et copions Balzac: Ç A-t-on bien examiné l'importance de ce viscère indispensable à la vie sociale, et que les Anciens eussent déifiés peut-être ? È Gloire au mastroquet. Cravaté sous son pull en V sans manches, une main sur les rillettes, I'autre sur un ballon de côtes, il conna”t le métier de vivre et les crampes de l'existence. Dans cet univers de panique et d'indifférence, il y a en lui du psy, de la voyante, du confesseur, du monsieur de compagnie, de l'acrobate, de l'amuseur, du juge de paix. On économise beaucoup à fréquenter tous ces personnages en un seul. Il nous évite les consultations, les médicaments, les cures onéreuses.

Il cajole les solitaires, renseigne les égarés, aplanit les polémiques, dit oui, dit non, dit oui et non, ça dépend, va savoir, et qu'est-ce que je vous sers ma petite dame ? Il vous tend la page des courses et - terrain lourd - conseille Good Miam Miam dans la quatrième, évalue les chances du Red Star - deuxième division - qui reçoit le FC Rouen, José... le jambon-assiette de la 12, José... je te le répéterai pas, José... tu commences à me courir, et c'est à qui de jouer, là ?

Il vous donne l'heure, du feu, des nouvelles du voisinage, dépanne l'épicier en rupture de pièces jaunes, fait office de poste restante, accorde (parfois) du crédit, prépare ses salades en écoutant celles des autres, supplée les agences d'intérim, vite, appelle Dédé, il a du boulot pour toi, and so you want one Ricard - madame Placard - and two eggs-mayonnaise, bilingue à tout moment, du calme, j'arrive, vive la France et à qui le tour ?

Un grand monsieur. Qui éprouve le besoin - ça lui fait du bien - de s'épancher auprès de son cher public: ÇLes charges, les taxes, les impôts... vais-je tenir ? È Et chacun d'offrir sa tournée Ç à l'éternité du bistrot È. Le patron sourit, ému. Douze bières, trois kirs, deux Suze-cassis et une Marie Brizard. La vie continue.