Newsstand/Kiosque
L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le SDF

Le SDF
Jacqueline Remy

Il se déplace au hasard de l'instant, sans prévenir, à contre-courant. Il dort le jour, erre la nuit. Dans le métro, il est couché quand les autres sont debout. Il se lève quand les voyageurs s'asseyent. Il parle seul au milieu des foules en silence. Il dispara”t quand on veut l'embarquer. Il glisse entre les mailles du filet social. C'est un très léger courant d'air, avec un nom de statistique.

On l'appelle SDF, comme si le fait qu'il n'ait pas de domicile fixe suffisait à le définir. Mais on pourrait aussi bien l'appeler SCS (sans copain sympa), SFS (sans famille solidaire), SBS (sans boulot stable), SBS (sans bonne santé), ou SAI (sans amour identifié). Avant de devenir une multinationale du manque à lui tout seul, un jour, le SDF a eu tout cela, des amis, une famille, un employeur, une adresse, des papiers, bref, des êtres humains qui l'attendaient. Quand ? Qui ? Il ne se souvient plus.

Ç T'as pas une clope ? È Avant, quand il ne demandait rien, quand il avait tout, il croisait parfois les clochards dans la ville. Il les trouvait pathétiques et poétiques, avec leur litron de rouge battant leur vieux manteau troué, comme au cinéma. Ces gens--là n'avaient ni toit ni loi. Ils avaient choisi la liberté. Il aimait moins, alors, ces jeunes marginaux qui hantaient les couloirs de métro en aboyant: Ç T'as pas 100 balles ? È Il les aurait bien mis au turbin, Ç Si c'est pas une honte de voir ça È. A cette époque, il avait un boulot, une femme, des enfants, un futur. Aujourd'hui, il sait bien qu'il n'y a pas vraiment de différence entre les clodos et les zonards, les marginaux et les routards professionnels: des exclus. Leur vie s'est détricotée, et ils se sont retrouvés à poil. Ils n'ont qu'une obsession, comme lui: dégoter de quoi crožter, un endroit où dormir planqué, et une combine pour s'en sortir.

Il y a de la concurrence sur ce marché envahi par des gens de plus en plus diplômés. Il faut se trouver un style. La main tendue, humble mais fière, ça ne donne plus qu'à la porte des églises. Le SDF préfère la pancarte, sobre, efficace: ÇJ'ai faimÈ. Ou, mieux, le discours Çtranche de vieÈ: ÇMesdames, messieurs, veuillez m'excuser de vous déranger, je suis actuellement sans ressources, ma femme est malade et nous avons deux petits enfants à nourrir. Si vous pouviez me donner une pièce de monnaie, ou même un Ticket restaurant...È La réinsertion ? Ils en causent tous dans les journaux. Mais faut voir. Si on a les moyens. Si on a envie. Si on a la force. Et puis, se réinsérer dans quoi ? La dignité ? Celle des ADF (avec domicile fixe), vue du bitume, fait un peu rigoler. Dur, de remonter la pente. Plus dur que la dégringoler. La vie, c'est comme ça, Ç y a des hauts, y a des bas È. Un jour, il y a un précipice. Et ça bascule. Et on sombre. Pas tout de suite. Au début, on est suspendu à un parachute auquel il ne manque qu'un fil: ça a lâché du côté du cur, du corps ou du patron. N'importe quel drame fait l'affaire. Il y a ceux qui cicatrisent et repartent. Et ceux pour qui tout s'encha”ne. Un matin, on se retrouve sur le carreau. Seul avec un balluchon, de quoi se laver, de quoi se changer et un bon livre.

On s'endort dans une gare. Et, dès la première nuit, on se fait tirer son sac. Alors, on marche. Dans les squares, aux Halles, dans le métro, on fait des rencontres. D'abord, on le prend de haut. On se dit que jamais on ne puera comme ceux-là, jamais on ne fera la manche, jamais on ne picolera, plutôt crever. D'ailleurs, dans trois jours, on aura trouvé un boulot, ou un copain prêt à allonger l00 sacs.

Pourtant, on apprend: à défendre son carré de cartons, à piquer les Caddie pour récupérer les pièces, à conna”tre la géographie des soupes populaires et à mémoriser les stations de métro non converties aux sièges baquets. Alors, on tourne en rond dans les villes. Dans la capitale, à 7 000 SDF recensés, on se marche sur les pieds. Si on a un peu d'énergie, on fait les festivals: Cannes, N”mes, Avignon, etc. On devient transparent aux yeux des nantis qui font mine de rien. Leurs regards fuient, glissent, dérapent comme s'ils étaient coupables alors qu'ils le sont. Cela ne le fait même pas sourire, le SDF. Il n'est pas méchant. Il a juste envie de dormir.

Avant, il pieutait dans une navette de la SNCF, en Touraine. Les cloches avaient leur wagon réservé. Après, il a pioncé dans les issues de secours du Forum des Halles. Avec le printemps, il aimerait bien se trouver un banc, le SDF. Mais les bancs, dans les villes, sont devenus plus rares que le caviar. Si on supprime les bancs, on ne verra plus les SDF, se sont dit les fonctionnaires. Mais lui, il s'en fout. Il va se coucher là, tiens, sur le trottoir, avec son clébard. Et puis, il va rêver. Et, si un jour, sur le macadam, on retrouve un corps gelé, il faudra s'incliner. C'était un rêve dont la réalité n'a plus voulu.