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L'Express: 13 Mai 1993 > La Rue > Le touriste étranger

Le touriste étranger
Jean-Pierre Dufreigne

Sa mère lui avait seriné: Ç Mon fils, tu finiras au musée. È ne la crut pas du haut de ses Reebok, de ses 20 ans, le buté sous la casquette malcolmixée vissée de travers. A la station Louvre, il était trop occupé à surveiller l'approche des keufs banalisés. Repérables à leurs baskets moins chères. Pour eux, le métro était un boulot, pour lui, une rame était une cimaise pour expositior itinérante. Il trimbalait, en ces temps, der bombes plein le sac à dos. Terroriste ? Le seul danger était pour la couche d'ozone, puisque ses jets d'acrylique surgissaient d'aérosols peu écolos. Les murs, ces Ç déserts d'indifférence È reprenaient vie grâce à lui et à ses couleurs fluo pour un nom jeté comme une déclaratior d'amour forcené. Le tagueur est un enlumineur de la banalité. Tagueur ? Aujourd'hui, il déteste ce mot-là. Faites gaffe, il est graffeur. Entre tag et graff. il existe la même différence qu'entre un couienement de petit roquet et Ç Don Giovanni È. Don qui? Laisse tomber, petit.

Ne le prenez pas pour un demeuré: il conna”t Miro, Matta, Mondrian, Pollock, Duchamp, Klee. Et l'enfance de son art: les graffiti chrétiens de la Rome antique. Des artistes underground qui se planquaient station Catacombes et graffougnaient leurs martyres ou leurs extases à base de poissons ésotériques. Est-ce que les saintes mères leur assainaient qu'ils finiraient au musée? C'est fait. Au passage, ils furent croqués par les lions. D'autres fauves tout aussi goulus menacent le graffeur de notre époque moins mystique. Vingt ans après l'apparition dans les ghettos noirs et le métro de New York du Çmouv' È, terme qui sied à ces trublions obligés de s'esquiver en courant à la vision d'une casquette siglée RATP, les Marchands, à l'affžt, traquent les traces de cet art de la sauvette. Avec leurs grandes dents, ils découpent les palissades avant les démolisseurs. D'autres, les Commu-nicateurs, friands d'air du temps, proposent illustrations pour la pub, décors pour clips hip-hop, voire les bureaux paysagers de banque à pignon cossus ou les couvertures de magazines bién élevés. Bref, le graffeur 93 a changé d'uniforme: pour son vernissage à Beaubourg ou au Shéhérazade-, il saute dans un taxi, appara”t en costard, en chemise noire, cravate, et Weston cirées. Il encaisse les biftons en pensant que maman a toujours raison.