La cage de fer de la culture. Réflexions sur le problème complexe de la race, du racisme et des mass media
Paru dans M. Wieviorka (1993), Racisme et modernité, Paris : Editions la Découverte, pp. 60-77. Traduit par Claude Bonnafont

Par Gary T. Marx [1]

Feuille Principale  |  Notes

En me demandant de contribuer à cet ouvrage, Michel Wieviorka a posé la question : « Dans le contexte actuel, le concept de racisme est-il aussi approprié que précédemment pour rendre compte de ce que nous vivons aujourd’hui ? » Si l’on considère l’ensemble de la presse américaine, il est clair qu’au États-Unis la réponse est : « Non ». J’en veux pour preuve les trois étapes qu’ont successivement traversées aux États-Unis l’ensemble des médias : d’abord manifestement racistes, puis daltoniens, enfin délibérément antiracistes.

Dans un premier temps, donc, la presse s’est montrée ouvertement raciste dans la façon dont elle parlait ou ne parlait pas des Africains-Américains. On peut dire qu’elle a péché par action et par omission et, parce qu’elle avait valeur de symbole et d’exemple, son attitude n’a fait qu’aggraver l’inégalité raciale, comme le démontre Myrdal dans An American Dilemma.

Quand ils parlaient des Noirs, les journaux du Sud les nommaient sans faire précéder leur prénom de monsieur ou de mademoiselle, et leur photo était rarement publiée. Articles et reportages soutenaient la théorie de leur infériorité biologique. On ne trouvait ni reporter ni photographe noir dans les rédactions, aucun journaliste, sans même mentionner les responsables. Pas plus qu’il n’y en avait dans la publicité. Les journaux des États du Nord étaient moins ouvertement hostiles, mais les Noirs en étaient aussi absents la plupart du temps, ou alors on parlait d’eux de façon négative.

D’après nombre d’études faites à ce sujet, cette façon d’ignorer les Noirs ou d’en parler négativement dura toute la première moitié du XXe siècle. Une étude datant de 1929 sur les dix-sept principaux quotidiens de l’époque montre par exemple que 2% seulement des nouvelles étaient consacrées aux Noirs, et en majorité pour mentionner des crimes commis par eux.

Une étude ultérieure, portant sur quatre grands journaux et couvrant la période 1950 à 1980, fait apparaître une augmentation des informations concernant les Noirs dans les années soixante-dix, mais, là encore, beaucoup d’entre elles concernent la criminalité ou les spectacles [2].

Dans une deuxième phase, qui démarre après la Seconde Guerre mondiale, la presse devient plus daltonienne et tente de parler des problèmes raciaux avec plus d’objectivité. On trouve de plus en plus d’informations concernant les Noirs et les articles ou prises de position notoirement racistes sont moins courants. Cependant, « les habitudes du cœur », comme disait joliment Tocqueville, ont des racines profondes. Implicitement, la presse demeure « blanche », comme le sont ceux qui possèdent les journaux, les publient et y font de la publicité. D’où un certain nombre d’habitudes pernicieuses, insidieusement passées dans les mœurs. Les « gardiens du temple », qui font l’information en la filtrant à travers le prisme de leur propre conception des choses, jouent un rôle essentiel [3].

La troisième phase débute après le Report of the National Advisory Commission on Civil Disorders (rapport de la Commission consultative sur les désordres civils), paru en 1968, qui attire l’attention sur le racisme dans les institutions américaines [4] : des efforts manifestes se multiplient pour gommer toute discrimination évidente et parvenir à la neutralité [5]. Ils impliquent une prise de conscience, un changement dans les mentalités, mais aussi des décisions concrètes grâce auxquelles les minorités raciales sont présentes à tous les stades de la communication.

C’est le cas notamment dans le groupe Gannett, le plus grand groupe de presse des États-Unis - 88 quotidiens -, qui pratique une politique d’intégration croissante : désormais, 11% des membres du personnel appartiennent à une minorité ethnique. Les journalistes disposent d’une liste de membres des minorités raciales près desquels ils peuvent se procurer l’information. On demande aux journalistes et aux photographes d’inclure dans leurs articles le point de vue des minorités, même s’ils ne parlent pas spécifiquement de problèmes raciaux, et de les présenter sous un jour favorable. Ainsi, la une de USA Today présente généralement une photo concernant les minorités qui sont évoquées dans les articles d’intérêt général ou particulier.

Bien sûr, si l’on considère les usages de la presse et les déclarations de ses dirigeants, il s’agit là d’une démarche encore bien hésitante de l’Amérique vers l’après-racisme. Et le lecteur peut ressentir un certain scepticisme quant à l’expression « l’après-racisme ». L’enfer est pavé de bonnes intentions ; il y a loin des paroles aux actes ; enfin, il y a presse et presse.

Les États-Unis ne sont pas encore un paradis multiracial ; mais, comparé au passé et à ce qui se passe encore dans beaucoup de pays européens, le discours officiel a au moins le mérite de refuser tout droit de cité à un racisme déclaré et tente même de dépasser le stade du daltonisme racial. Cependant, ni l’absence de virulence raciste dans la presse, ni la politique de daltonisme racial et de neutralité bienveillante, ni même l’action positive n’ont suffi à garantir l’égalité et l’harmonie, que ce soit au niveau de la culture ou des structures sociales. Aux États-Unis, la communication reste un domaine où le problème racial est latent, et même si la presse n’affiche plus un racisme flagrant, des problèmes demeurent, dus à un faisceau de raisons qui tiennent aux structures sociales, culturelles et psychologiques.

Mes préoccupations viennent de ces aspects voilés. On pourrait sous-titrer cet article : « Le racisme n’est pas seul en cause : les bons sentiments ne garantissent pas les bons résultats. »

Je ne parle ici que de race, des principaux groupes de presse écrite [6] et des États-Unis. Mais je pense que mes propos peuvent s’appliquer à bien des sociétés où les médias sont « de bonne volonté », qu’il s’agisse des différences de sexe, de classe sociale, de style de vie, d’une part, de la télévision, du cinéma, de la radio et de l’informatique de communication, d’autre part.

J’évoquerai cinq grandes raisons, plus on moins générales, qui expliquent la complexité du problème :

Le public peut refuser le message

Parfois, ce n’est ni le message ni le support qui est le message : le public est le message. Un message délibérément non raciste ou antiraciste ne sera pas forcément perçu comme tel. On commet trop souvent l’erreur de penser que tous les lecteurs sont des récepteurs passifs, pleins de bonne volonté, et qu’ils vont aller droit aux bonnes conclusions sur les problèmes du racisme à partir du moment où le message délivré est clair. On a tendance à exagérer le pouvoir des médias. Contrairement à la croyance populaire, il ne suffit pas de voir pour croire. La perception est couramment sélective. Cela m’est apparu de manière frappante lorsque j’étais étudiant et préparais mon diplôme. Je travaillais à une étude psycho-sociologique qui mesurait l’aptitude des sujets à nourrir des préjugés. Au cours de cette enquête, on montrait aux gens la photo d’un Blanc, un couteau à la main, face à un Noir. Interrogés ensuite, beaucoup des sujets prédisposés avaient « vu » le couteau dans les mains du Noir.

L’objectif de la série télévisée « Archie Bunker » est de dénoncer l’intolérance et les préjugés grâce à l’humour ct à la dérision. Archie est un fanatique primaire, grossier et maladroit. Mais une recherche réalisée aux États-Unis, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas a montré que beaucoup de téléspectateurs à préjugés ne le percevaient pas du tout de façon péjorative. Ils s’identifiaient à Archie et ses préjugés justifiaient les leurs. Quelle que soit la « réalité objective », chacun voit midi à son clocher et les médias les mieux intentionnés n’arriveront pas à ébranler les préjugés fortement enracinés [7].

Conflits de valeurs

Nous évoquerons trois types de conflits d’intérêts : entre civisme et intérêt économique, entre universalisme et particularisme, entre race et sexe. Les entreprises de presse sont aussi des entreprises à but commercial et, en tant que telles, peuvent mener des actions qui heurtent les minorités, sans qu’il y ait de leur part la moindre intention ouvertement raciste. Ainsi, on a critiqué le Los Angeles Times qui, pour accroître ses recettes publicitaires, avait privilégié les informations concernant les banlieues au détriment des nouvelles intéressant le centre-ville. Vouloir augmenter ses recettes publicitaires et gagner des abonnements dans les banlieues est un but commercial légitime, mais il se trouve que les minorités vivent dans les centres-villes plus que dans les banlieues et elles on pu se sentir délaissées.

Il peut donc y avoir conflit entre les idéaux et les affaires, entre la préoccupation économique d’un profit maximal et le souci civique de sa responsabilité sociale. Étant donné le principe que la liberté de la presse est sans limites, contrairement au nombre limité des canaux radiophoniques, il n’y a aucun principe d’« impartialité » et le gouvernement ne cherchera pas à orienter la presse dans un sens ou un autre. Aussi longtemps que les journaux seront des affaires privées, leurs propriétaires les géreront comme bon leur semble. Et si le racisme se vend bien (ce qui est parfois le cas si l’on en juge d’après certains quotidiens populaires anglais), il peut y avoir conflit évident entre les objectifs de marketing et les objectifs civiques plus amples que poursuit la presse [8].

Deuxième exemple : l’éternel conflit entre les intérêts universels et particuliers, selon qu’on se place au niveau de la nation, de l’État, des groupes ethniques ou des individus. Le fait que les groupes subordonnés soient à la fois les mêmes que le groupe dominant et différents de lui est un paradoxe auquel l’éthique, la politique législative et l’analyse empirique sont également confrontées. Comment une société qui pratique la tolérance, l’égalité et défend le concept de citoyenneté universelle peut-elle gérer ce paradoxe ? Traiter du particularisme des minorités dans les médias peut être interprété comme les mettre « à part », les stéréotypes, accuser des différences et créer de nouvelles divisions.

Cela peut inhiber la pensée critique concernant la nature socialement fabriquée de l’ethnicité et la nature synthétique et changeante de la culture humaine ; refléter les affirmations de différences, proférées par les racistes, et être perçu comme une sorte de discrimination.

C’est une situation sans issue satisfaisante, quelles que soient les bonnes intentions : si l’on traite les membres d’une minorité comme n’importe qui d’autre, on sera taxé d’impérialisme culturel et l’on vous reprochera d’être insensible au génie particulier de ce groupe comme à ses aspirations. Mais, dans le cas contraire, on aura tort également.

Prenons l’exemple du Buffalo News (New York). Lors d’une affaire récente, il a transgressé sa politique habituelle de ne pas publier la photographie de personnes arrêtées pour délits graves. Il s’agissait de cinq policiers noirs appréhendés pour trafic de drogues. L’auteur de l’article soulignait qu’ils avaient été recrutés en fonction d’un programme d’action positive décidé au niveau fédéral, programme très controversé mais que le journal soutenait. Il pensait que publier les photos impliquerait que ce programme était un échec, et soulignait que la jeunesse noire a besoin de modèles positifs. Ce journaliste remarque : « Ne pas publier ces photos était faire preuve de discrimination, ce qui ne me plaisait pas. Mais en fait c’était la bonne décision à l’époque. »

Décision que beaucoup approuveraient, même si le prix en fut la violation d’un autre principe.

Indépendamment de la façon dont les sujets sont traités dans les salles de rédaction, doit-on confier à des journalistes membres d’une minorité la tâche d’écrire à propos de leur groupe ? Voire les spécialiser dans ces sujets-là ? D’un côté ils sont spécialement habiletés à le faire, ils ont plus facilement accès à l’information et leur sensibilité leur donne une compréhension accrue des problèmes de leur minorité, autant d’atouts dont les membres du groupe majoritaire ne bénéficient pas. Mais est-ce une raison pour empêcher les journalistes noirs d’écrire sur les sujets « blancs », ou « d’intérêt général » ? D’un autre côté, on peut aussi dire qu’appartenir à une minorité est un handicap pour en parler, car on est trop proche du problème, trop impliqué « de l’intérieur ». On risque alors de perdre son objectivité, d’oublier de remettre en question les idées reçues. Les journalistes appartenant à une minorité peuvent se sentir piégés ou relégués sur une voie de garage, cantonnés dans le « ghetto » d’une spécialité et limités dans leur plan de carrière. Cependant, adhérer de façon trop rigide à une politique d’universalisme peut entraîner des pertes évidentes du point de vue de la sociologie du savoir : se priver des apports dus à la sensibilité particulière et à la perspicacité irremplaçable des membres du groupe minoritaire. Et perdre une occasion d’ébranler les vieux schémas de la stratification raciale.

Troisième exemple : il peut y avoir conflit de valeurs entre race et sexe. Une action menée sur un autre terrain, dans le but de combattre le sexisme, par exemple, peut avoir des conséquences négatives sur le combat antiraciste. Ce fut le cas lors d’une affaire de viol dont la courageuse victime raconta son expérience dans le Des Moines Register, Iowa.

Elle avait lu dans ce journal un article encourageant les victimes de viol à témoigner pour mieux faire comprendre au public l’horreur de tels crimes. Son histoire était frappante et émouvante. Elle était blanche, son violeur noir.

La publication de son témoignage a peut-être renforcé chez certains lecteurs peu réfléchis le vieux cliché d’une criminalité bestiale des Noirs. Ce qui n’était évidemment pas le but de l’article. Dans un éditorial de présentation, le rédacteur en chef soulignait qu’aux États-Unis 4% seulement des viols étaient commis par un homme noir sur une femme blanche ; il regrettait, disait-il, que la publication de ce cas renforce une idée reçue contraire à la réalité.

Un journaliste noir affirme : « Si j’avais dû participer à la prise de décision, j’aurais protesté : le journal manquait à toutes ses responsabilités en publiant, pour la première fois qu’il relatait une affaire de viol [en fait, le premier compte rendu de ce genre publié par un journal de l’Iowa], ce témoignage reconnu comme non représentatif. Et l’éditorial du rédacteur en chef ne réparait pas le dommage causé par le renforcement du stéréotype [9] ».

Cela s’appuyait sur un cas concrètement exact mais qui n’était pas représentatif d’une population statistique plus importante. Et cela renforçait un stéréotype racial négatif qui ne concordait pas avec le schéma concret qui lui était juxtaposé.

L’analyse et le jugement sont compliqués par la présence de trois variables : le cas est-il concrètement exact ? Le schéma plus général concret juxtaposé fait-il ou non du tort au groupe minoritaire ? Les stéréotypes du groupe minoritaire reproduisent-ils avec exactitude le schéma concret juxtaposé ? La combinaison de ces trois variables donne douze types aux implications changeantes pour les images des groupes minoritaires et pour l’éthique.

Du point de vue de l’honnêteté journalistique antiraciste, les situations les plus commodes sont celles où le cas en question est exact, représentatif du schéma juxtaposé, et où le stéréotype culturel est positif : par exemple, un article sur les succès scolaires d’un Chinois-Américain. Il est également aisé de décider de ne pas publier l’article sur un cas concret discutable ne représentant pas le schéma général et confortant un stéréotype négatif. La vérité est que la plupart des cas dans le monde sont mélangés, souvent troubles, et ne s’ajustent pas nettement aux exceptions. Il y a bien des raisons de désaccord et de choix d’orientations opposées. Les cas où l’on est sûr de faits qui renforcent un stéréotype négatif en sont un exemple aveuglant.

Le fond de vérité de certains stéréotypes

La discussion précédente concerne ce que l’on peut appeler le fond de vérité de certains stéréotypes. Les médias sont alors confrontés au dilemme suivant : faut-il publier des informations, quitte à corroborer le bien-fondé du stéréotype ? Ou renoncer à publier des faits qui répondent aux critères habituels du « publiable », quitte à perdre de sa crédibilité ?

Nous voilà confrontés au difficile problème de l’origine des stéréotypes. Écartons d’emblée les tentatives de manipulation tendancieuse et de persécution notoire. Les croyances populaires reflètent souvent de réelles différences sociales : les Irlandais-Américains et les Américains autochtones consomment effectivement plus d’alcool que les autres. Les Juifs pratiquent plus souvent l’endogamie que d’autres groupes. Les Japonais-Américains d’origine nippone réussissent mieux dans les affaires que beaucoup d’autres collectivités. Les Noirs sont meilleurs basketteurs que les Blancs, du moins si l’on en juge par leur adhésion à la Fédération nationale de basket.

Un cas récent illustre bien mon propos. Un journaliste cubain-américain a vivement troublé les Portoricains par ses commentaires en espagnol sur les raisons de leur faible niveau économique. Il faisait remarquer que les familles monoparentales ayant une femme à leur tête étaient souvent synonymes de pauvreté et que 31% des familles portoricaines, 16% des familles mexicaines-américaines et 14% des familles cubaines-américaines aux États-Unis avaient une femme pour chef de famille. « Il y a probablement plus d’une explication, affirmait-il, mais celle qui me paraît la plus importante est le grave problème familial qui touche les ghettos portoricains aux États-Unis : les milliers de mères célibataires, très jeunes, qui essaient d’échapper à la pauvreté grâce aux allocations familiales ou grâce à de nouveaux partenaires qui ensuite les quittent, laissant derrière eux des enfants supplémentaires qui empirent leur situation. » (New York Times, décembre 1990.)

Ce texte provoqua une violente réaction. L’auteur fut accusé de racisme et de sexisme. Une coalition de vingt-cinq associations portoricaines exigèrent sa démission et adjurèrent les annonceurs de boycotter le journal. Le journaliste s’excusa : il s’était mal exprimé et les termes qu’il avait employés pouvaient prêter à confusion. Il y avait, bien sûr d’autres explications. Il exprima sa sympathie à l’égard des victimes de la pauvreté qu’il considérait même engagées dans la recherche active (bien que parfois mal orientée) d’une issue de secours. Nous sommes loin de l’affreux racisme américain des années passées.

La déclaration d’un leader portoricain : « La liberté d’expression ne donne pas le droit d’insulter une communauté », met en relief la complexité du problème. Une société qui ne permet pas à un membre d’une minorité (ou d’une majorité) de dire des choses qui peuvent être interprétées en défaveur d’un autre groupe est en danger. Mais toute société où l’on abuse de la liberté d’expression est aussi en danger. Et cette déclaration ne répond pas non plus à la question : à partir de quand insulte-t-on une communauté ?, mis à part les cas extrêmes.

À propos d’opacité de la culture, un autre journaliste portoricain remarque : « Ce qui me navre le plus est que l’auteur de cette observation et la station étaient latino-américains et auraient dû interpréter les faits avec exactitude et compréhension. » (C’est moi qui souligne.) Ce qui implique évidemment qu’il y a une façon « correcte » d’interpréter les faits, une interprétation qui ne cause pas de tort au groupe.

Mais, en admettant qu’on puisse s’accorder sur la véracité des faits, quand on passe à l’explication et aux commentaires, la « correction » relève de moins en moins d’une science exacte. La solution n’est jamais facile, mais les média devraient toujours indiquer clairement s’il s’agit de faits objectifs, de l’explication de ces faits ou du commentaire qu’on peut en faire. Même quand ils rapportent des faits, ils doivent veiller soigneusement à leurs choix en matière de conceptualisation et d’évaluation et ne pas les traiter comme si elles étaient inhérentes au phénomène et n’attendant qu’à être dévoilées. Bien sûr, le lecteur moyen peut admettre ce degré de spécificité, sans confondre explication possible et vérité établie, ou rejeter tout commentaire qui ne coïncide pas avec ses propres opinions. Les appréciations prudentes et les tentatives d’explications qu’exige le sociologue rigoureux sont un autre problème.

L’opacité de la culture

Pourquoi opacité de la culture ? Qui dit culture dit politique et donc possibilité de conflits sur des choix d’origine subjective. Porter un jugement sur le comportement des médias est toujours source d’éventuels conflits parce qu’il n’y a pas de standard d’objectivité pour juger de l’information. Et même si l’information n’est pas en question, l’explication qu’on en donne ou les opinions qu’on émet peuvent toujours être discutées. Que les mêmes objets ou les mêmes mots puissent avoir des significations symboliques ou historiques différentes selon les groupes signifie aussi qu’il est facile de heurter des sensibilités. Ainsi, le drapeau des États confédérés du Sud symbolise l’esclavage pour les Noirs alors que pour beaucoup de Blancs c’est un emblème historique de fierté régionale.

Comme beaucoup d’éléments culturels, le média détient la même propriété que les planches de Rorschach ; il laisse le champ libre à différentes interprétations, parfois contraires aux intentions non racistes du journaliste. C’est spécialement le cas pour les mots employés pour décrire un comportement, quand on part de la description d’un modèle empirique et qu’on en vient aux explications et des interprétations aux estimations.

Comment appeler, par exemple, le comportement des jeunes qui, comme à Watts, Brixton ou Vaulx-en-Velin, brisent les vitrines, volent des marchandises, retournent les voitures, allument des incendies et jettent des pierres aux policiers ? Faut-il parler de manifestations de révolte, d’antiracisme, d’opposition, d’« événements », de rassemblements, d’émeutes, de violence urbaine, de crime, d’anarchie, d’hooliganisme ? Et quel mot employer pour évoquer la riposte de la police : répression, racisme, brutalité, occupation militaire, maintien de l’ordre, efforts pour rétablir le calme, protection des personnes et des biens, autodéfense, application de la loi ? Des gens aux idéologies très différentes peuvent tomber d’accord sur les événements et les comportements, mais pas sur leur signification, que ce soit en termes sociologiques ou politiques.

Quand le comportement décrit est considéré comme répréhensible, quel que soit le groupe concerné, les gens à préjugés peuvent les expliquer par des théories racistes. On peut expliquer le faible niveau d’éducation, les conditions de vie précaires et le fort taux d’arrestations dans un groupe par son appartenance à une race au lieu de chercher l’explication dans les caractéristiques de la structure sociale. Même quand on développe une théorie non raciale, l’imprécision de nos observations et la complexité des phénomènes sont telles que les experts eux-mêmes ne sont pas toujours d’accord. Par exemple, dans quelle mesure la pauvreté d’une minorité est-elle une question de structure ou de culture ? Selon la réponse, la responsabilité en est imputée à la société ou à la minorité elle-même.

Robert Merton [10] illustre parfaitement ce phénomène lorsqu’il écrit : « Le même comportement change subitement de valeur quand il passe de l’en-groupe Abe Lincoln à l’hors-groupe Abe Cohen ou Abe Kurokowa. [...] Lincoln travaillait-il tard dans la nuit ? Cela prouve qu’il était industrieux, résolu, persévérant et désireux de développer ses facultés au maximum. Les hors-groupe juifs ou japonais ont-ils le même horaire ? C’est simplement une preuve de leur mentalité de sweat-shop [boutiquiers abusifs], de leur grignotage obstiné des standards américains, de leur concurrence déloyale. »

On n’a que trop tendance à retomber dans le cadre conceptuel sommaire des vieux clichés stéréotypés. On a du mal à se rappeler que nos affirmations sur le comportement associé à telle ou telle race relèvent du probabilisme. Exemple : « En moyenne, la proportion de X est plus forte chez les Hispaniques que chez les Anglo-Saxons. »

Les commentateurs de bonne volonté peuvent aussi aboutir à des conclusions qui manquent de clarté. Dans leur étude sur la façon dont les journaux américains parlent des membres africains-américains et blancs du Congrès, Barber et Gandy estiment que les Africains-Américains sont plus souvent cités dans la presse lorsqu’il s’agit de problèmes locaux ou raciaux, tandis que les Blancs sont plus souvent cités à propos d’affaires parlementaires, de politique étrangère, d’affaires d’intérêt national et de politique intérieure [11].

Cela veut-il dire que, selon leurs stéréotypes raciaux, les médias considèrent que les Noirs sont aptes à s’occuper des affaires de leur commune ou de leur propre communauté et de rien d’autre ? Y a-t-il eu un manque d’objectivité dans le choix des exemples retenus ou écartés pour l’étude ? En tout cas, c’est déjà une amélioration par rapport au schéma traditionnel qui ignorait purement et simplement les Noirs en tant que sources d’information. On peut tirer toutes sortes de conclusions de cet exemple : l’incapacité à prédire quoi que ce soit sur les problèmes de race et de l’information, le schéma traditionnel d’exclusion et le schéma ci-dessus.

Conséquences involontaires

Les interventions complexes risquent toujours d’avoir des conséquences inattendues. Allié à l’incapacité d’envisager des conséquences à long terme, un zèle excessif peut créer de nouveaux problèmes. Dans le pire des cas, les efforts faits pour identifier et éliminer le racisme et le sexisme peuvent aboutir paradoxalement à des effets pervers et à des incidents inattendus : chasse aux sorcières, spontanéité sans logique et étouffée, prédominance de la forme sur le fond, communication terne et plate, ressources gaspillées, tolérance réduite, chocs en retour et manque d’humour.

La conscience accrue des problèmes de racisme dans la presse peut créer de nouvelles occasions que d’aucuns ne manqueront pas d’exploiter. La chose peut se faire par suggestion. La relation des incidents racistes risque de proposer des modèles que d’autres copieront. Largement diffusée et commentée, la violation d’un cimetière juif en France, à Carpentras, a été suivi de plusieurs autres. Et on a observé le même effet de ricochet aux États-Unis.

La presse peut aussi se faire piéger par des informations falsifiées car certains exploitent le zèle des Journaux à dénoncer les incidents racistes. Résultat : en parlant de faux événements, on crée un certain scepticisme quant à l’authenticité de cas réels qui ont fait de vraies victimes. On se souvient de l’affaire Twana Brawley à New York : après enquête, la déclaration d’une jeune femme noire, qui affirmait avoir été violée par plusieurs Blancs (dont un officier de police et l’un des accusateurs), ne fut pas retenue par la chambre de mise en accusation. Autre cas : l’ancien président du syndicat des étudiants juifs de l’université de l’État de New York fut accusé d’avoir écrit des insultes antisémites près d’un séduire juif. Il montait alors la garde et le journal des étudiants rapporta ses paroles : « Faut-il qu’il y ait un incident de ce genre avant que les Juifs et tous les autres ne fassent quelque chose ensemble ? »

On intervient souvent à tort pour mener des actions antiracistes, sans bien comprendre l’identité d’une culture et ses spécificités raciales et ethniques. Ce qui aboutit parfois à la reproduction ou même au pastiche des comportements que l’on veut dénoncer et faire évoluer. Les efforts positifs des médias peuvent produire un effet contraire à celui poursuivi, entamer leur crédibilité et entacher l’image des minorités. Leur action peut apparaître comme une discrimination à l’envers.

La politique du plus grand groupe de presse américain, Gannett, de citer les membres de minorités peut amener certains lecteurs à délaisser ces textes dans la mesure où ils pensent que les informateurs blancs sont choisis pour leur compétence, les Noirs à cause de la couleur de leur peau. D’après un journaliste du groupe Gannett, la politique de son journal, qui consiste à citer et à photographier des femmes et des représentants de minorités, est « maladroite et presque caricaturale. On se met à choisir nos sources d’après les apparences : elles portent des jupes ou elles ont la peau noire. C’est une forme insidieuse de racisme » (New York Times, 27 novembre 1988).

Joseph Conrad a écrit que « ni les femmes, ni les enfants ni les révolutionnaires n’ont le sens de l’humour ». Je pense qu’il avait tort à propos des deux premières catégories (encore que les trois ne s’excluent pas mutuellement). Mais le sens de l’humour manque souvent aux révolutionnaires qui répriment tout racisme ou sexisme dans la communication. À l’université du Connecticut, il est même « interdit de rire sur des sujets déplacés ».

Prenons quelques exemples récents dans le milieu universitaire, Nina Wu, une étudiante de l’université du Connecticut, eut des ennuis pour avoir enfreint le code de conduite des étudiants. Interdite de dortoir et de cafétéria dans l’université, elle dut quitter le campus. Sa faute ? Avoir affiché à la porte de son dortoir la liste de « tous ceux sur lesquels on tirerait à vue », entre autres : les élèves de prépa, les filles, les hommes sans poil sur la poitrine et les « homos », alors que le code de conduite des étudiants interdit « d’afficher ou de publier quoi que ce soit qui risquerait d’offenser, de choquer ou d’abuser autrui, d’injurier quelqu’un [...] de faire des remarques personnelles visant la race, le sexe, l’origine ethnique, l’infirmité, les opinions religieuses ou les préférences sexuelles ».

À Mt. Holyoke College, Massachusetts, quand quelques étudiants réagirent à une « Semaine de la conscience lesbienne et bisexuelle » en lançant une « Semaine de la conscience hétérosexuelle », le directeur de l’université leur reprocha de manquer d’esprit communautaire.

Cent vingt-cinq universités américaines ont maintenant un code destiné à limiter les « discours de haine ». Un administrateur de l’université de Californie a tenté d’interdire des expressions telles que « call a spade a spade » [« appeler un chat un chat », mais, en argot, spade veut dire Noir, nègre, bougnoule, NdT], « a nip in the air » [« air piquant », mais nip est un diminutif argotique pour Nippon, Japonais, NdT] et « a chink in his armor » [« le défaut de sa cuirasse », mais chink est un mot d’argot pour Chinois, NdT]. Dans d’autres contextes, ces mots d’argot peuvent être péjoratifs. On a même suggéré promptement qu’il ne fallait pas parler d’une « fille » de neuf ans mais d’une « future femme ».

Au Smith College, le bureau du doyen distribue aux étudiants une liste de formes d’oppression qu’il convient d’éviter, à savoir les jugements de valeurs fondés sur :

En 1989, un groupe de journalistes appartenant aux principaux journaux réunit un certain nombre d’expressions à éviter. Entre autres :

- banana (banane) : terme insultant faisant allusion aux Asiatiques-Américains supposés avoir abandonné leur culture. Répréhensible parce qu’aucune personne ou aucun groupe ne peut affubler qui que ce soit d’un nom sous-entendant un jugement. Également répréhensibles : Coconut pour les Mexicains-Américains et Oreo pour les Américains noirs;

- beauty (beauté) : éviter toute référence à la beauté lorsqu’elle n’est pas absolument nécessaire. Par exemple, ne pas écrire « blonde aux yeux bleus » si l’on n’est pas prêt à utiliser aussi « brune aux yeux bruns » comme critère d’attrait physique;

- beefcake (beau garçon) : répréhensible pour parler du charme physique d’un homme;

- burly (costaud, malabar) : adjectif trop souvent utilisé de façon péjorative pour les Noirs de grande taille - sous-entendu ignorants - et considéré comme insultant dans ce contexte ;

- buxom (femme aux gros seins) : référence insultante à la poitrine des femmes. À bannir. (Voir woman);

- codger (vieux type) ; terme offensant pour une personne âgée (voir senior citizen);

- dear (cher) : terme d’affection mal ressenti par certains. À éviter : les expressions du style « He was a dear man » (c’était un brave homme) ou « She is a dear » (c’est un ange);

- Dutch treat (littéralement : régal hollandais) : fête où chacun paie son écot : sous-entend que les Hollandais sont chiches;

- fried chicken (poulet frit) : expression lourde de sous-entendu lorsqu’elle est utilisée comme allusion à la cuisine des Noirs. Même remarque pour watermelon (melon d’eau);

- illegal alien (étranger illégal) : souvent employé pour désigner les Mexicains ou Latino-Américains sans visa ; préférer les expressions « travailleurs non déclarés » ou « émigrés en situation illégale »;

- inscrutable (impénétrable) : adjectif trop souvent utilisé pour qualifier les Asiatiques-Américains. Éviter les stéréotypes qui désignent une catégorie de gens;

- Jew (Juif) : s’emploie pour les personnes de croyance juive. Certains trouvent que l’usage de ce mot employé seul est insultant et lui préfèrent jewish person. Le mot juif n’est pas synonyme d’avare. À n’employer qu’en substantif, jamais comme un verbe;

- Oriental : inacceptable pour certains. Utiliser Asiatique ou Asiatiques-Américains;

- rubbing noses (frottement de nez) : prétendu baiser esquimau. En fait, les Esquimaux ne se frottent pas le nez et détestent cette expression. À proscrire;

- senior citoyen (habitant de longue date, vieux de la vieille) : à éviter pour les moins de 65 ans. En général, se dispenser d’allusions à l’âge. Ne pas décrire les gens comme âgés, séniles, d’un certain âge ou bien conservés. Ne pas non plus faire allusion au fait que les gens sont des grands-parents, sauf si cela a un rapport avec le sujet. Ne pas utiliser dirty old man, codger, coot, geezer, silver fox, old timers, Pop, old buzzard (vieux bonhomme, décati, vieux con, vieux schnock, vieux beau, ancien, vieille baderne). Pas d’allusions aux cheveux blancs pour caractériser les personnes âgées;

- sweetie (chérie, cocotte) : terme d’affection désapprouvé par certains. À éviter;

- ugh (pouah, brrr…) : onomatopée gutturale utilisée pour singer la langue des Indiens-Américains. Très insultant;

- woman (femme) : est le terme à choisir pour une femme adulte. Girl (fille) ne convient qu’aux moins de 17 ans. Éviter gal (nana) et lady (dame). Et évidemment tous les mots péjoratifs comme skirt (pépée), broad (gonzesse), chick (môme), bimbo (fille), bumbo (radasse), babe (poule), ball chain (pute), little woman (pauvre fille). Éviter aussi les adjectifs qui décrivent les attributs ou les attitudes des femmes, tels que mignonne, petite, piquante, gros seins, fragile, féminine, sexy, superbe, sculpturale ou bien bâtie [12].

En conclusion, les preuves apportées par la sociologie appuient l’hypothèse que les bonnes intentions et même le pouvoir peuvent ne pas suffire. Peu à peu, on découvre la complexité des phénomènes de société comme les inégalités de race et de sexe, en particulier au niveau culturel. Il faut combattre le racisme flagrant, mais gagner cette bataille ne garantit pas l’obtention de l’égalité culturelle ou la dignité. Les nouvelles solutions peuvent créer de nouveaux problèmes.

Contrairement à Sisyphe, qui ne hisse son rocher au sommet de la colline que pour le voir redescendre, nous avons fait quelques progrès. Mais le progrès peut créer des résistances et avoir d’autres inconvénients. Une meilleure image serait celle d’une série de rochers liés par des chaînes : hisser certains vers le haut donne l’impression d’en pousser d’autres vers le bas ou de rétablir l’équilibre.

Michel Wieviorka a demandé aux participants à cet ouvrage de réfléchir à ce que nous avons appris des différentes politiques antiracistes déjà mises en œuvre. De même, je me pose maintenant la question si bien ancrée dans la tradition américaine du : « Alors, que fait-on ? » Je dirai qu’il faut poursuivre la recherche, tendre vers plus de clarté et de sensibilité, et je recenserai huit erreurs discriminatoires que les médias doivent éviter au sujet de la race.

Si l’on veut faire de la sociologie rigoureuse, il faut pousser plus loin la recherche sur la façon dont les médias présentent les attitudes et comportements en matière de race, et les influencent ; et réciproquement, comment ils sont influencés par les annonceurs et les lecteurs [13]. Nous avons besoin d’en savoir plus sur les gardiens du temple et sur leurs cadres de perception souvent non reconnus. Le fait qu’ils soient en majorité des hommes et des Blancs affecte-t-il la sélection des informations, leur collecte, la manière dont elles sont traitées et diffusées ? Tout ce processus est-il modifié (soit par une démarche individuelle, soit par une attitude collective) quand il s’agit de gens de couleur, de femmes, de marginaux ? En plus des hommes de presse, il faudrait aussi évidemment en savoir plus long sur le public et sur les conditions dans lesquelles les journaux influencent les attitudes raciales. Quand les messages raciaux positifs sont-ils reçus de la façon souhaitée par les informateurs ? Et quand y échouent-ils ? Quand les médias reflètent-ils l’opinion publique plutôt qu’ils ne la façonnent ? Il faudrait aussi comparer davantage les différents média. Arrive-t-on aux mêmes conclusions quand il s’agit de radio, de télévision, de cinéma ? La manière dont la presse parle de race est-elle identique à celle dont elle traite de sexe, de classes sociales et autres formes de différenciation ? A-t-elle dans le cas de la race le même impact ?

Les gens qui travaillent dans la presse doivent faire preuve de subtilité et de lucidité à l’égard du grave problème de ce qui doit être qualifié de « nouvelles » et des moindres problèmes que sont le moment de leur publication, la place qu’on leur accorde, les rapprochements faits et la perception des différents publics. Ils doivent s’efforcer de distinguer description, explication et commentaire, et faire en sorte que les lecteurs le comprennent. La tyrannie exercée par la sociologie du savoir (ou du moins le rétrécissement intellectuel) ne peut être contrôlée que par le pluralisme des points de vue. Ce qui implique concrètement qu’il y ait des représentants des minorités à tous les stades de l’information. Les médias font souvent appel à des déclarations publiques d’opinion. Ce qui n’a rien de répréhensible en soi si c’est fait avec humilité et en cherchant une réaction. Il faut constamment se poser la question : « Comment cet article, tel qu’il est écrit, peut-il être compris par un public hétérogène ? » Les références au passé pouvant être différentes selon les audiences, il faut en tenir compte dans la présentation d’un cas contemporain. Et, par-dessus tout, il faut faire preuve de sensibilité. Pour qu’un média soit réellement antiraciste, il faut y veiller avec une vigilance constante, sans se contenter d’une seule bataille ou de l’application rigide de formules toutes faites. « Nous n’avons pas de règles, dit un responsable du groupe Gannett. Ni de consignes chiffrées. Mais nous allons faire plus que ce qui s’impose naturellement. »

Il importe d’être conscient de ce que nous attendons des médias et des conséquences de nos choix, qui peuvent être positives ou négatives. Il importe d’avoir des objectifs clairs et d’établir une hiérarchie lorsque ceux-ci sont incompatibles. Par exemple, de ces trois positions, laquelle choisissons-nous :

- La communication doit être considérée comme une science et se conformer aux règles d’objectivité, de neutralité et d’expérience.

- Les journaux doivent être considérés comme des instruments d’instruction et d’éducation, dont le but est de former l’opinion publique en lui faisant prendre conscience du racisme et de la nécessité de le combattre (ce que les publications aux mains des défenseurs des minorités ont toujours fait).

- Les journaux doivent être considérés comme des entreprises commerciales, qui n’appartiennent qu’à leurs propriétaires, lesquels sont tenus de gagner de l’argent pour leurs actionnaires. En tant que propriété privée, et en vertu du droit à la liberté d’expression, ils peuvent mener leur rédaction comme bon leur semble.

Enfin, en matière de racisme, les médias doivent éviter huit raisonnements qui, même s’ils apparaissent attrayants sur le plan des sentiments et de l’idéologie, sont des erreurs sur le plan empirique, logique ou éthique. Huit erreurs qui découlent d’erreurs plus générales en politique législative :

- C’est certainement une erreur de toujours désapprouver la victime, mais c’en est une autre, par contrecoup, de dénoncer systématiquement le racisme comme idéologie, les racistes ou les membres du groupe dominant qui bénéficient du statu quo racial. Des états de fait regrettables d’un point de vue racial peuvent advenir en dehors de tout motif raciste.

- Autre erreur : considérer les identités raciales et ethniques comme des catégories biologiquement déterminées, homogènes et incapables d’évolution, alors qu’elles doivent être traitées au contraire comme des catégories socialement fabriquées, hétérogènes, mouvantes et susceptibles d’évoluer, en fonction de choix que chacun est libre ou devrait être libre de faire [14].

- Par voie de conséquence, il est fallacieux de penser qu’un journaliste, membre d’une minorité, a une opinion mieux fondée parce qu’il voit partiellement les choses de l’intérieur ou qu’il a une supériorité morale en matière de médias, ce qu’empêcherait obligatoirement l’appartenance au groupe dominant.

- Ce serait une erreur de penser que le racisme est propre à l’acteur, non pas à l’acte ; et donc une autre erreur de croire qu’il ne peut être le fait de membres d’une minorité. Le racisme est défini par sa forme et son contenu et non par l’identité de celui qui en fait preuve ; il est propre à des actes et des comportements mais pas à l’acteur [15].

- L’erreur de croire que le problème a des solutions gratuites. Ce qui implique l’idée que les interventions du législateur sont un « jeu à somme nulle » plutôt qu’une série d’arbitrages pouvant impliquer des « droits » concurrents. Cela est lié à l’incapacité de prévoir des conséquences inattendues et de se demander, au moins à un moment donné, si la « solution » ne devient pas « le problème ». C’est ne pas voir les conflits de valeurs actuels. Comme l’observe Edwards Shils : « La politique législative exige que l’on comprenne la complexité de la vertu, qu’il n’y a pas de vertu en soi, que tout acte vertueux a un coût mesuré en termes d’autres actes vertueux. »

- Qu’elle s’exprime à travers la presse ou ailleurs, évitons de considérer que la culture est simplement un instrument de pouvoir. Pour paraphraser John Dewey, ayons la sagesse de voir que « l’un des buts de la culture est de donner à l’individu la capacité d’acquérir plus de culture ». Il est inhumain et banal de réduire toutes les questions de culture à un problème de pouvoir, qu’il s’agisse de journaux, d’archives ou de musées.

- Autre écueil : employer un marteau-pilon pour casser une noisette. En d’autres termes, évitons la disproportion entre infractions et sanctions. Dans le domaine culturel, toute tolérance imposée plutôt qu’apprise, toute tolérance qui ne résulte pas d’un dialogue concerté, a peu de chance de survivre à la coercition et peut engendrer une résistance.

- En conséquence, évitons de multiplier les escarmouches et de faire des montagnes avec des taupinières : c’est réparer les chaises longues sur le pont du Titanic au lieu de guetter les icebergs. Nous ne devrions pas, c’est vrai, encourager les mauvaises manières, mais il n’est pas sûr que nous pouvons ou pourrions les proscrire. Nous ne pouvons pas tout régenter et devons faire un usage judicieux de nos moyens limités.

Pour conclure, je dirai qu’avoir les « problèmes » ou les « solutions » que j’ai décrits constitue certainement une amélioration par rapport au racisme virulent des médias des États-Unis de naguère. Je suis en complet désaccord avec Paul Goodman lorsqu’il dit que l’alternative : « De deux maux, il faut choisir le moindre », ne concerne pas un demi-pain ou un pain entier, mais s’effectue entre « deux formes plus ou moins violentes de mort-aux-rats ».

Loin de moi l’idée de présenter ces observations pour justifier des résultats fâcheux et de me contenter de ces arguties. Au contraire. Mais de bons résultats exigent plus que de bonnes intentions et des slogans. Si nous voulons éviter de devenir cyniques ou désabusés quant à la possibilité de créer un monde meilleur, il faut savoir poursuivre des buts réalistes et être lucides sur la complexité des facteurs que nous voulons faire évoluer.

 

Notes:

1. Toute ma reconnaissance à Jérôme Aumente et Oscar Grandy pour l’aide qu’ils m’ont apportée.

2. Voir l’article de T. LIEB, « Protest at the Post : Coverage of Blacks in the Washington Post », présenté en 1988 à Portland, Oregon, à la convention nationale de l’Association for Education in Journalism and Mass Communication.

3. G. TUCHMAN, Making News, Free Press, New York, 1978 ; et M. FISHMAN, Manufacturing News, University of Texas Press Austin, Texas, 1980.

4. Report of the National Advisory Commission on Civil Disorders, Bantam Books, New York, 1968.

5. Je parle évidemment en termes généraux et d’une élite des journalistes. Il y a beaucoup de journaux et beaucoup d’éléments pour évaluer leur position en matière de race (les journalistes, les sources, la façon de traiter des problèmes, l’utilisation de mots ou d’expressions ayant une connotation péjorative, la publicité, l’utilisation des photos, etc.)

6. Nous ignorons ici les centaines de publications orientées, appartenant à des minorités.

7. G. SIMPSON et M. YINGER, dans Racial and Cultural Minorities, Plenum, New York, 1987, présentent un bon résumé de la littérature sur ces problèmes.

8. Bien sûr, on peut aussi dire que parler objectivement des problèmes raciaux augmentera les ventes parmi les minorités ou les gens concernés par la justice.

9. Linda WRIGHT MOORE, « Can the Press Do The Right Thing? », Columbia Journalism Review, juillet-août 1990.

10. R. MERTON, Social Theory and Social Structure, Free Press, New York, 1968.

11. Barber et O. GANDY, « Press Portrayal of African- Americans and White US Representatives », in The Howard Journal of Communication, 1990.

12. Liste parue dans New Republic, 18 février 1991.

13. Pour un résumé intelligent, une recherche systématique et une évaluation des multiples dimensions, voir Teun A. VAN DIJK, Racism and the Press, Routledge Press, Londres, 1991.

14. Les intellectuels et les étudiants doivent faire spécialement attention à ne pas accepter les idées reçues et les classements en catégories sociales. C’est la porte ouverte au conformisme irréfléchi. Étiqueter systématiquement les gens selon leur naissance, c’est refuser le rôle de la chance.

15. Considérer que les conséquences sociales du racisme des minorités font moins de mal globalement et à court terme découle de l’idée fausse selon laquelle la fin justifie les moyens, et que servir de nobles causes vous dispense de la morale traditionnelle.

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