L’État et les mouvements sociaux : modèles d’action, interprétations, résultats et complications
Paru dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, no. 30, 4e trimestre 1997, pp. 229-267.

Feuille Principale  |  Notes

Présentation du texte de Gary Marx

Les travaux de Gary Marx sur le renseignement politique interne et, plus généralement, sur les dispositifs policiers, sont depuis longtemps connus du public français. En mars 1973, Sociologie du travail a publié la traduction d’un article pionnier de 1970 sur « l’agent provocateur et l’indicateur » [1]. Quinze ans plus tard, Déviance et société publiait un texte consacré au développement d’une « société de surveillance maximale » et ses risques [2].

Les Cahiers offrent aujourd’hui au lecteur français lu traduction d’un texte tout aussi séminal, paru en 1979, dans un volume collectif que John McCarthy et Mayer Zald consacraient à la dynamique des mouvements sociaux, dans la perspective désormais canonique de la « mobilisation des ressources » [3]. Dans ce texte, centré sur les moyens dont peuvent user les États pour faciliter ou contrer les mouvements sociaux, Gary Marx attire l’attention sur l’importance de l’environnement des mouvements pour en expliquer le succès ou l’échec. Cet intérêt pour les stratégies du pouvoir l’amène à plaider pour une analyse de la gestion pratique des conflits, faisant écho à une piste de recherche suggérée par Lipsky quelques années auparavant : « l’étude de la manière dont la police interagit avec les autres citoyens est de première importance pour quiconque s’intéresse à la gestion publique et à la juste résolution des conflits urbains. La police peut se concevoir comme une bureaucratie de la rue (street-level bureaucrats) qui représente le pouvoir aux yeux des gens. Et en même temps qu’elles représentent les politiques gouvernementales, les forces de police contribuent à définir les termes du conflit urbain par leurs actions. » [4]

L’un des moyens les plus classiques d’action sur les mouvements sociaux consiste pour le pouvoir à collecter des renseignements et à mener des opérations discrètes - sinon secrètes - de déstabilisation. L’article que l’on va lire dresse l’inventaire pittoresque de cette panoplie d’actions pour les années soixante et soixante-dix aux États-Unis.

Que l’on ne s’y trompe pas. Les méthodes ici invoquées ne sont ni exotiques ni anachroniques. Le contexte troublé du mouvement des Droits civiques et de la guerre du Vietnam ne suffisent pas à rendre compte de pratiques dont les exemples fourmillent à d’autres époques et sous d’autres cieux. [5]

Aussi bien, si certaines des opérations décrites par Gary Marx donnent l’impression d’être tout droit tirées de l’imagination débridée d’un scénariste de bandes dessinées d’aventures, on n ‘en confluera pas trop vite à leur caractère atypique. Le fait que, dans les années soixante, le FBI ait imaginé d’injecter un laxatif dans des oranges destinées à un congrès de militants des Droits civiques n’est pas plus extraordinaire que les expériences menées par le centre de recherche de Roodeplaat pour lutter contre les militants anti-apartheid. Les procès en cours des anciens responsables politiques devant la Haute-Cour de Pretoria apportent chaque jour leur lot de découvertes. Aussi a-t-on appris, il y a quelques semaines, qu’un programme gouvernemental visait la mise au point d’une pilule permettant de transformer les blancs en noirs, afin d’infiltrer les rangs ennemis ; mais aussi de changer les noirs en blancs, moyen évidemment idéal pour retourner les militants anti-apartheid... [6]

C’est à ce point que l’article de Gary Marx pose un ensemble de questions intéressantes quant aux dérives possibles des activités de renseignement et d’action. Au-delà d’une nécessaire anticipation et prévention des troubles et des menaces, l’auteur pointe un double risque : l’automatisation croissante d’un secteur de l’État relativement indépendant de tout contrôle démocratique ; la tentation d’abuser de moyens illégitimes de savoir de la part des détenteurs du pouvoir. Pour reprendre une expression imagée de Gary Marx, « Pour quelqu’un qui a un marteau à la main, le monde ressemble à un clou » [7].

Olivier Fillieule

 

Avant-propos

Olivier Fillieule me demande de revenir sur les circonstances et le contexte dans lesquels j’ai travaillé les questions abordées dans le texte qui suit. « En vérité », soulignait Paul Valéry, « il n’existe pas de théorie qui ne soit en même temps (...) un morceau d’autobiographie » [8]. Cet article s’insère dans un travail d’ensemble grâce auquel j’ai essayé de donner du sens à ma propre vie et à la génération des années soixante.

Mon intérêt pour la police de renseignement est né de questions morales et scientifiques que je me suis postes lorsque j’étais étudiant à Berkeley (Californie), puis jeune professeur à Harvard et à l’Institut de Technologie du Massachusetts à Cambridge. À Berkeley, j’étais militant du CORE (Le congrès pour l’égalité raciale), une organisation qui se consacrait alors à promouvoir les droits civiques par la non-violence. Il arriva qu’après une campagne très importante de récolte de fonds, notre trésorière prit la fuite avec l’argent. Cet événement causa le plus grand tort au mouvement. Il s’avéra que ladite trésorière était un policier, tout comme d’ailleurs de nombreux membres du groupe, particulièrement vindicatifs.

Je me suis senti trahi par la révélation de l’identité de la trésorière, une personne que je tenais en haute estime et en qui j’avais toute confiance. J’étais bouleversé et furieux tout à la fois de découvrir qu’une organisation démocratique et pacifique visant à faire cesser la discrimination raciale puisse faire l’objet d’une manipulation policière. L’image enfantine que j’avais jusque-là de la police était celle de boy scouts, notamment parce que j’avais fait partie d’une troupe de scouts sponsorisée par la police de Los Angeles. Image d’Épinal bien vite disparue.

Pour le lecteur français, habitué des Fouché et des luttes constantes pour la stabilité de la République, une telle réaction de ma part pourrait paraître naïve. Mais aux États-Unis, marqués par deux cents ans de stabilité politique et nourris de la fieffé de lutter pour le juste et le vrai dans un monde souillé, la révélation des turpitudes de l’État (tuer des étudiants sur les campus universitaires, dérober l’argent d’une bande d’anges sans défense, avoir un Président qui ment) était profondément bouleversante. Nous nous sentions trahis par un parent chéri. Même aujourd’hui, le fait que l’État agisse dans l’illégalité (ou le fait qu’un leader se conduise illégalement, ce qui n’est pas nécessairement la même chose) choque et indigne l’opinion publique américaine, fidèle à ses racines puritaines.

Que devais-je penser ? Fallait-il considérer la police comme un parangon de toutes les vertus ou bien au contage comme une institution à la morale pragmatique, pactisant avec les forces du mal ? L’ordre social démocratique est à l’évidence fragile. Il peut être menacé par l’État aussi bien que par des groupes politiques extrémistes. Ces questions me suggérèrent un programme de recherche dont mon article de 1979 et bien d’autres travaux ultérieurs sur la police de renseignement et les nouvelles formes de surveillance sont le reflet.

Au-delà des questions normatives, cette orientation de recherche posait le problème de l’explication et de la théorie sociale. Nombre de mes étudiants qui adoraient mon homonyme (Karl, pas Groucho) étaient convaincus que le changement social obéissait à d’immuables lois naturelles et que l’ordre capitaliste s’effondrerait de lui-même. S’il y avait de la contestation dans une société, cela était dû au fait que les vastes forces impersonnelles de l’Histoire, agissant au travers d’une structure sociale oppressive, entraînaient (par une alchimie jamais clairement définie) une prise de conscience des populations et leur révolte. Tel ou tel événement particulier ne pouvait que s’inscrire dans une direction prédéterminée. Cette vision, dont on comprend aisément quel pouvoir d’attraction elle pouvait avoir sur une jeunesse pleine d’espoirs, ne collait pas avec ma propre expérience des choses.

Les grandes traditions théoriques offrant une explication globale de l’ordre social sont sans doute fort utiles pour qui veut se livrer à de larges comparaisons à travers les siècles ou les continents, mais elles sont bien indigentes lorsqu’il s’agit de comprendre les actions données de tel ou tel mouvement social, la « matière » de l’Histoire (une manifestation pacifique qui dégénère, un assassinat, la scission d’un mouvement en plusieurs factions, la soudaine apparition et croissance d’un mouvement contestataire).

On peut au contraire adopter une stratégie de recherche qui souligne les facteurs situationnels et contextuels. Dans cette perspective, la « détermination » des comportements est entendue de manière assez superficielle. Si l’histoire, la culture et la structure sociale limitent et canalisent l’action, elles ne déterminent pas l’occurrence ni le cours de tel événement particulier. L’ensemble complexe d’activités qui composent un mouvement social est le produit d’innombrables comportements qui dépendent de la manière dont les individus interprètent leur situation et leurs chances de succès. De ce point de vue, c’est aux interactions entre les protestataires et l’État, les intérêts privés ou les contre-mouvements qu’il faut s’intéresser. Nous avons là besoin d’analyses subtiles menées à un niveau microsociologique. Une telle perspective peut contribuer à impulser des politiques publiques permettant de s’assurer que le rôle du gouvernement est bien toujours de protéger « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression », et non pas d’en être le fossoyeur.

Gary Marx, 17 Août 1997.

 

L’État et les mouvements sociaux : modèles d’action, interprétations, résultats et complications [9]

Par Gary T. Marx

 

Contrairement à l’impression que peut nous laisser la littéraire des années soixante sur l’action collective, les mouvements sociaux ne sont pas constitués de forces autonomes dont le destin serait seulement déterminé par le souci de répondre à l’oppression, par l’intensité des engagements et le talent des activistes. Ils ne sont pas davantage les purs produits des stratégies de groupes extérieurs qui chercheraient à les contrer ou à les appuyer. Le cours des mouvements est en fait soumis à un enchevêtrement complexe de facteurs externes et internes. Jusqu’à ces dernières années, les chercheurs se sont principalement focalisés sur les facteurs internes. Selon moi, les deux aspects doivent être pris en compte.

McCarthy et Zald (1973), par leur insistance sur les facteurs externes, ont contribué à réduire le déséquilibre. Ils montrent comment aux États-Unis, de profondes évolutions sociales facilitent l’émergence et la croissance des mouvements sociaux, quel que soit par ailleurs le degré de dépossession ressenti par les bénéficiaires de ces mouvements. Mais ces mêmes évolutions sont également propices à l’émergence de contre-mouvements, ainsi qu’aux efforts déployés par le gouvernement ou par des groupes privés pour contrer, léser ou détruire les mouvements sociaux. Les ressources disponibles sont là plus abondantes qu’elles ne l’ont jamais été. Reste à savoir comment elles sont utilisées. Notre attention à l’environnement externe des mouvements doit être suffisamment large pour pouvoir inclure aussi bien les actions facilitatrices que les menées répressives.

Je m’attache ici à montrer comment certains éléments de l’environnement, au moyen de telles stratégies et tactiques, peuvent affecter les mouvements. Mon intention est de poser certaines questions propres à ce type d’activité sociale, pour tenter de les expliquer et d’en montrer les effets, voulus ou non. Je m’en tiendrai au champ des activités gouvernementales, en raison de la richesse des sources disponibles, mais aussi parce que les résultats établis pour ce champ sont sans doute aisément généralisables à l’ensemble des acteurs non gouvernementaux. Enfin, comme l’actualité judiciaire et politique récente l’a montré, il se trouve que certains acteurs, dans les médias, les groupes d’intérêts et même les mouvements sociaux ne sont rien d’autre que des épigones du gouvernement.

On n’ira pas ici jusqu’à prendre en compte dans l’analyse les effets de la structure sociale, de la culture, ni même les dispositions prises antérieurement à l’apparition d’un mouvement donné et qui influeraient sur les raisons de se révolter et les opportunités de mobilisation [10]. Par exemple, notre système légal, avec la protection de la liberté assurée par le Bill of Rights et les systèmes locaux d’autorisation des manifestations, sont des éléments du cadre social dans lequel les mouvements opèrent. Il reste que, en principe, un tel cadre s’applique de manière universelle à tous les groupes. On peut donc légitimement les écarter dans un travail centré, à un niveau moindre, sur les actions spécifiquement menées par le gouvernement en repense à un mouvement donné.

 

FACILITER OU CONTRER LES MOUVEMENTS SOCIAUX
STRATÉGIES ET TACTIQUES

Pour bien mettre en lumière notre objet, on commencera par prendre les exemples les plus extrêmes et les moins ambigus d’action gouvernementale. Une recension des vingt dernières années nous offre un large spectre de stratégies globales et de tactiques plus spécifiques. La plupart des actions visant à contrer les mouvements se présentent comme l’exact inverse de celles cherchant à les aider. On peut commodément les caractériser en distinguant les tâches organisationnelles, tactiques et celles de mobilisation des ressources. Le tableau I ci-après permet ainsi d’opposer terme à terme les actions de soutien et de sape des mouvements.

Tableau I :
Quelques stratégies générales permettant de faciliter ou de contrer les mouvements

Moyens de facilitation
Moyens de lutte
Faciliter l’action concertée Empêcher toute action concertée
Aider le mouvement à se consacrer à de larges revendications autant qu’aux exigences de maintien de l’organisation Empêcher le mouvement de se consacrer à de larges revendications en le cantonnant à des tâches de maintien de l’organisation
Créer une image publique favorable; développer et soutenir l’idéologie des mouvements Créer une image publique défavorable; mettre en avant une contre-idéologie
Fournir des renseignements au mouvement Rassembler de l’information sur le mouvement
Fournir de l’argent et diverses facilités matérielles Décourager les sources de financement et d’aide matérielle
Faciliter la liberté de mouvement, d’expression et d’action Réduire la liberté de mouvement, d’expression et d’action
Offrir une protection légale Appliquer les sanctions légales
Construire et soutenir le moral des militants Saper le moral des militants
Recruter des soutiens Travailler au désengagement
Favoriser l’émergence de leaders Abattre ou changer les leaders
Encourager la solidarité interne Encourager les dissensions internes
Encourager les coalitions avec des alliés potentiels et des relations de neutralité avec les opposants potentiels (mais aussi le conflit si cela s’avère fonctionnel) Encourager les conflits avec les alliés et opposants potentiels
Faciliter certains types d’actions Empêcher ou saboter certains types d’action

 

Bien qu’analytiquement distincts, ces facteurs sont bien évidemment reliés entre eux. Certains sont relativement généraux et en englobent de nombreux autres, comme par exemple les efforts pour empêcher toute action concertée, pour limiter les ambitions des mouvements et saper le moral des militants. L’obtention d’un but donné, mettons l’application de sanctions légales, peut permettre d’en atteindre d’autres, tels que la production d’une image défavorable du mouvement ou la délégitimation d’un leadership. De la même façon, un but donné peut être poursuivi de multiples manières et les mêmes moyens - comme par exemple l’utilisation d’agents provocateurs - peuvent servir à un grand nombre de fins.

Le tableau I illustre le point de vue de l’observateur extérieur, ce qui ne veut pas dire que quelquefois celui-ci ne se confonde pas avec celui des acteurs [11]. Considérons dans un premier temps les principaux moyens de causer du tort à un mouvement.

Création d’une image publique défavorable

La caractérisation publique d’un mouvement, de ses leaders et de ses activités, est en partie déterminée par ce qu’en disent les autorités politiques (par exemple Nixon traitant les militants anti-guerre de minables bons à rien ou le fameux discours de Johnson « nous vaincrons ! ») ainsi que par toutes les actions déguisées visant à affecter la manière dont les médias construisent l’image des groupes. Ce dont les médias rendent compte et la manière dont ils le font est essentiel à la compréhension du cours des mouvements, indépendamment des pressions gouvernementales. Par exemple, le poids des annonceurs et les engagements des journalistes sont des facteurs cruciaux d’explication de la teneur des comptes rendus [12]. Mais notre objet porte d’abord sur les activités gouvernementales.

Il n’est pas possible d’évaluer avec certitude l’effet qu’ont pu avoir les pressions de la récente commission fédérale sur la communication ou les attaques du vice président Agnew sur les « médias de gauche ». Il reste que de manière générale toute action du gouvernement sur les médias peut compliquer singulièrement la communication d’un mouvement avec le public. Si l’autocensure est difficile à identifier, il reste un certain nombre de tactiques plus directes que l’on peut aisément imputer à l’action des agents du contrôle social.

Des informations visant à déconsidérer un mouvement peuvent être communiquées à des journalistes amis ou diffusées anonymement Il peut s’agir d’informations sur les registres d’arrestation, les associations, les modes de vie et toutes sortes de renseignements sur les groupes ou les personnes visées dont on peut s’attendre à ce qu’ils choqueront l’opinion publique. Par exemple, le FBI a fourni à plusieurs journalistes des informations recueillies par écoute à propos de la supposer vie sexuelle de Martin Luter King. Aussi bien, les agents de l’État peuvent écrire eux-mêmes leurs propres reportages et éditoriaux qu’ils cherchent ensuite à faire publier. Par exemple, le FBI a passé une série d’articles désobligeants à propos de la campagne menée par le mouvement des pauvres (Poor People’s Campaign, Select Committee, Livre II, 1976, p. 16). Les médias ne sont pas nécessairement conscients de l’origine de ces textes.

L’information communiquée aux médias peut être fabriquée de toutes pièces ou bien véridique mais recueillie au moyen d’écoutes, d’informateurs et d’autres formes de surveillance; ou bien encore, les faits sont véridiques mais c’est le pouvoir qui en est à l’origine, dans le but d’impliquer les groupes dans des événements que les médias critiqueront à coup sûr. Il peut s’agir, notamment, de pousser les mouvements à l’action illégale, de mener directement des actions illégales que l’on impute ensuite aux mouvements ou bien encore d’essayer de corrompre les leaders.

L’on peut tenter de bloquer ou de contrer la publication de données favorables au mouvement, la « désinformation » et la contre-propagande s’attachant à montrer que, puisque l’idéologie du mouvement et ses revendications sont irréalistes, illogiques, contraires aux valeurs américaines de base, voire dépendantes d’intérêts étrangers, il ne faut pas en faire la publicité.

Pour le FBI, de telles activités sont vieilles d’au moins trente ans. En 1946, le chef de la branche renseignement du FBI fit la suggestion que du « maternel éducatif » fut diffusé par « tous les canaux disponibles pour influencer l’opinion » à propos des communistes américains. Tous les efforts furent faits pour « discréditer aux yeux du public américain » le parti Communiste et ses leaders (ibid., p. 66) [13]. Dans le cas de la nouvelle gauche, consigne fut donnée aux agents du FBI « d’explorer vigoureusement et avec enthousiasme tous les moyens possibles de leur poser des embûches ». Afin de « discréditer la nouvelle gauche et ses adhérents », on demanda aux fédéraux de faire parvenir certaines informations aux médias pour « une prompte diffusion » (ibid., p.16). Entre autres instructions spécifiques, on trouve ceci :

« A - préparer des brochures destinées à discréditer les manifestations estudiantines, utiliser des photographies des leaders de la nouvelle gauche (…). Naturellement, les plus odieuses possibles.
B - envoyer aux autorités des universités, aux donateurs, aux parlementaires et aux parents (...) des articles tirés des journaux étudiants ou de la presse
« underground » qui montrent la dépravation de la nouvelle gauche [14]. Les articles faisant l’apologie de l’usage de drogues et d’une sexualité libérée sont de ce point de vue parfaitement adéquats ».

De nombreux exemples montrent que ces consignes furent appliquées à la nouvelle gauche et à de nombreux autres groupes. Par exemple, le FBI fit circuler un tract intitulé « Votez pour le concours des pédales » contenant une liste de prix ridicules et des photos de quatre leaders de la nouvelle gauche (WISE, 1976, p. 317). Il envoya également une lettre anonyme à un journaliste spécialisé dans les cancans d’Hollywood affirmant que Jane Fonda avait animé un rassemblement des Black Panthers par des chants obscènes et violents impliquant Richard Nixon. Fonda nia la réalité des faits et engagea un près de 2,8 millions de dollars. L’agent responsable du FBI à Los Angeles écrivit une lettre à J. Edgar Hoover pour expliquer que « le fait que Jane Fonda soit mêlée à cette histoire devrait la mettre dans l’embarras et lui faire perdre de sa popularité auprès du grand public » (Ibid., p. 316).

La CIA semble être allée plus loin encore dans ses activités extérieures de manipulation des médias en prenant directement le contrôle de certains d’entre eux. La CIA a soutenu deux agences de presse européennes utilisées par la presse américaine et, en févier 1976, environ cinquante journalistes et autres employés du secteur étaient à sa solde ou tout du moins entretenaient des relations secrètes avec elle. Dans quelques rares cas, des agents patentés de l’agence travaillèrent comme journalistes (Select Committee, livre I, 1976). Loque on demanda à William Colby, l’ex-directeur de la CIA, s’il arrivait que l’agence fasse passer des articles dans la presse étrangère, celui-ci répliqua « Oh, oui, bien sûr, sans arrêt » (New York Times, 4 février 1976). Lorsque des sources étrangères, telles que Reuters, sont utilisées, cela permet de modifier l’opinion publique américaine, de même que les livres financés œ influencés par la CIA [15].

Le recueil d’information

L’activité centrale du travail de contrôle des mouvements sociaux est sans doute celui du recueil d’information, à partir des techniques de la police criminelle. C’est bien entendu un préalable à toute autre activité. Dans l’ordre décroisant de leur usage, on trouve les méthodes suivantes : collecte de journaux, de documentation militante et de listes d’adhérents; développement d’un réseau d’informateurs par l’infiltration en « retournant » ceux qui sont déjà militants ou en faisant appel à des individus gravitant dans leur milieu; assistance à des réunions publiques et aux manifestations; photographies et enregistrements vidéo; enquêtes de fond au moyen de documents privés ou publics, d’interviews; écoutes et toutes autres formes possibles de surveillance électronique, nécessitant souvent l’effraction de locaux et la surveillance des communications internationales; surveillance physique de personnes ou de lieux; faire passer des policiers pour des journalistes ou des photographes ou faire en sorte que ces derniers fournissent des informations à la police; enquêtes des jurys d’accusation; ouverture de courrier.

Les raisons pour lesquelles de telles informations sont rassemblées varient : soupçon de subversion, de conspiration ou d’espionnage; besoin d’informations dans le cadre d’une enquête criminelle; harcèlement; constitution de fichiers informatiques d’organisations ou de personnes potentiellement dangereuses; informations destinées à aider les services de contre-espionnage; ou bien encore simple activité routinière d’une bureaucratie soucieuse de faire la preuve qu’elle travaille en remplissant ses quotas d’informations. La grande majorité des renseignements ainsi accumulés n’est pas utilisée, se révèle souvent d’une qualité douteuse et est rapidement dépassée. Pour être utile, au-delà de sa fonction de harcèlement, le renseignement doit être organisé, recoupé et interprété.

Le seul fait que le pouvoir rassemble des informations sur un mouvement social peut pousser celui-ci à se fermer, à adopter des pratiques moins démocratiques, à consacrer une part de ses ressources aux questions de sécurité et peut même contribuer à décourager la participation.

Décourager les aides matérielles et l’apport de ressources

Les organisations de mouvement social ont besoin d’argent, de moyens de communication, de matériel et d’espace. Le gouvernement peut prendre des mesures pour restreindre les facilités d’accès à ces ressources et ce d’autant plus facilement qu’elles viennent de l’extérieur du mouvement. Lorsque le gouvernement est le principal bailleur de fond d’une organisation qui commence à prendre des positions menaçantes, il suffit de lui couper les crédits, comme ce fut le cas pour le Bureau des programmes de développement économique (Office of Economic Opportunity Programs [16]) (DONOVAN, 1970). L’organisation peut être soumise également à des pressions directes et à des menaces de la part de financeurs privés, lesquels peuvent eux-mêmes anticiper les sanctions gouvernementales. Comme Goulden (1971) l’a montré à propos de la fondation Ford, le seul soupçon qu’une fondation soutienne un groupe radical peut amener ladite fondation à exiger de ce groupe des prises de position plus modernes.

Le gouvernement peut chercher à découvrir les sources de financement d’un mouvement. Ceci fait, on déploiera tous les efforts possibles - légaux et extra-légaux - pour assécher les plus importantes d’entre elles. Par exemple, le FBI a considéré ses tentatives de mettre un terme au financement de la Southern Christian Leadership Conference comme « plutôt fructueuses » [17] (Select Committee, livre II, 1976, p. 15).

Les exonérations fiscales dont les mouvements et leurs financiers peuvent bénéficier sont un bon moyen d’exercer une surveillance purement politique par le biais des contrôles financiers. Les donateurs et les activistes peuvent être soumis à des audits spéciaux (Ibid.). Des enquêtes récentes du Congrès sur les lois régissant l’exemption fiscale ont d’ailleurs exprimé un avis très prudent sur leur fonction de financement.

Ceux qui louent ou mettent à disposition des locaux et des espaces de réunion peuvent faire l’objet de pressions gouvernementales. Par exemple, le FBI a essayé d’empêcher la tenue d’un forum organisé par un soi-disant Front communiste sur un campus du Midwest. Pour cela, il s’est attaqué au juge qui avait délivré l’autorisation de réunion en le soumettant à une investigation (Ibid., p.17). Dans un rapport de 1965, le FBI déclarait que « grâce à notre action de contre-espionnage, de nombreux points de réunion auparavant utilisés régulièrement par les communistes leur sont maintenant fermés » (BERMAN et HALPERIN, 1975, p. 28).

McCarthy et Zald (1973) le soulignent, la disposition d’un salaire confortable, d’avantages divers, de loisirs et de flexibilité qu’offrent une certains nombre d’emploi facilitent grandement la participation à un mouvement social. À l’inverse, la fermeture de tels emplois aux activistes peut être un moyen indirect de nuire aux mouvements. Les autorités ont ainsi essayé d’obtenir le licenciement d’activistes afin d’affecter directement leurs ressources. Ceux dont les noms figurent sur les fichiers de la sécurité peuvent avoir des difficultés pour retrouver un emploi.

Pendant la période McCarthy, plus de 490 personnes perdirent leur travail d’employés du gouvernement sur la seule accusation de manque de loyauté et sans que jamais aucun cas d’espionnage ait pu être relevé. Plus récemment, le rapport de la Commission parlementaire d’observation des opérations gouvernementales en matière de renseignement (Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence) cite des cas dans lesquels les agents du FBI communiquent des fiches individuelles aux employeurs, ou dénoncent par lettres anonymes les employés activistes.

De telles activités peuvent démolir le moral, assécher les ressources et rendre toute action soutenue difficile, voire impossible. Pour certains activistes, le coût d’une participation continue peut devenir insupportable et les pousser à partir. Mais des efforts encore plus directs permettent d’obtenir le désengagement des individus.

Le désengagement

Un des moyens de créer une image défavorable du mouvement est de tenir éloignés les adhérents potentiels. Le désaveu du mouvement par le public peut être un bon moyen de prévenir un afflux de nouveaux militants. Mais, au-delà de ces tentatives, le gouvernement pleut essayer de réduire la taille du mouvement, le moral des troupes et le degré d’engagement de ceux qui sont déjà engagés. C’est pourquoi l’obtention des listes de membres et de mailings a toujours été une des priorités des autorités, même si, pour y parvenir, il faut recourir à l’effraction et au cambriolage.

Une fois connue l’identité des activistes, il est possible de contacter les employeurs, les parents, les voisins, les amis ou les conjoints, quelquefois anonymement, dans l’espoir qu’ils chercheront à dissuader ou à menacer les activistes. Une directive enjoignant la pratique de telles méthodes aux agents du FBI exprime l’espoir que « cela pourra avoir pour effet de forcer les parents à agir » (Select Committee, livre III, 1976. p. 26). Par exemple, en 1968, le FBI envoya des lettres anonymes aux parents de deux étudiants d’Oberlin impliqués dans une grève de la faim contre la guerre du Vietnam afin qu’ils interviennent pour protéger leurs enfants des menées de la Jeune alliance socialiste (Young Socialist Alliance) (BERMAN et HALPERIN, 1975, p. 30). Il adressa également des lettres anonymes aux conjoints d’activistes du Ku Klux Klan, des Black Panthers et d’autres groupes, accusant ceux-ci d’infidélité conjugale (ibid., p. 51). Un informateur du Klan a témoigné qu’on lui avait demandé « de coucher avec autant d’épouses qu’il pourrait » afin de briser les mariages et d’obtenir de l’information (Select Committee, auditions. 1976, 6, p. 118).

Les activistes peuvent faire l’objet de sollicitations directes de la part des autorités, dont les agents s’emploient à souligner les risques encourus, discutent d’idéologie, communiquent des informations dénigrantes sur d’autres membres du mouvement, menacent. L’on peut encore essayer de manipuler les activistes (notamment dans des affaires de mœurs) afin de s’en assurer le contrôle par la menace d’une arrestation ou de révélations gênantes. On peut alors les convaincre de devenir des informateurs. Une directive du FBI à ses agents souligne qu’« il y a un consensus général pour admettre que les entretiens menés avec ces individus {la nouvelle gauche} et leur suite sont appropriés pour plusieurs raisons au premier rang desquelles le fait que cela contribue à accroître la paranoïa endémique dans ces milieux et entretient l’idée qu’il y a un agent du FBI derrière chaque contestataire » (WISE, 1972).

Dans au moins un cas, les agents du FBI semblent avoir kidnappé un activiste anti-guerre dans l’espoir de l’effrayer et de le pousser à cesser ses actions de protestation (New York Times, 11 juillet 1976). Un autre activiste rapporte que, pendant la préparation d’une grande manifestation anti-guerre à Washington D.C., « nous étions de plus en plus suivis. Les fédéraux déboulèrent dans les appartements de plusieurs d’entre nous au milieu de la nuit, avec des passes. Ils ont ramassés des gens au moment où ils s’apprêtaient à prendre leur voiture sur le parking, les ont jetés dans le véhicule et les ont baladés pendant quelques heures, cherchant à les corrompre, leur disant que s’ils voulaient bien se mettre à table, ils toucheraient plusieurs milliers de dollars et auraient un nouveau passeport. Et cela refaisait aucune différence qu’ils parlent ou non, parce qu’ils étaient déjà dans un sacré pétrin, puisqu’ils avaient déjà des infos sur nous. Et ça c’est reproduit de multiples fois » (WISE, 1976, p. 377).

Un exemple d’effort pour obtenir un désengagement, dans un contexte privé, nous est fournit par les tentatives pour « déprogrammer » les jeunes convertis à certains mouvements religieux, comme l’Église de la réunification du révérend Sun Myung Moon. Une nouvelle profession de spécialistes des contre-mouvements sociaux a émergé là, équivalent fonctionnel des agents recruteurs dans les mouvements sociaux. Dans le sud rural, l’on fit de grands efforts pour sanctionner économiquement, ou menacer de sanctionner, les activistes du mouvement des Droits civiques. Dans leur lutte contre les syndicats et les syndicalistes, les polices privées connurent là de considérables succès, tout du moins jusqu’aux réformes du New Deal. Par exemple, d’après une estimation, l’espionnage des travailleurs compterait comme un des facteurs majeurs dans le déclin de près d’un tiers des effectifs syndicaux entre 1920 et 1929 (BERNSTEIN, 1960).

Détruire les leaders

Parce que les leaders, concrètement et symboliquement, sont éminemment importants, l’on cherche souvent à affaiblir leur position considérée comme la plus visible et la plus centrale dans les mouvements. Certes, la visibilité dont jouissent les leaders contribue à les protéger des menées les plus infâmes et des tactiques illégales. Cela ne les a pourtant pas empêchés d’être la cible de la plupart des stratégies de dénigrement que nous avons recensées. On peut chercher à ternir leur image, les surveiller, les harceler, les assaillir et les menacer. Ils peuvent être soumis à un grand nombre de sanctions légales : interdictions de manifester, enquêtes d’information par les jurys d’accusation, arrestations fondées sur l’accusation fausse ou vague de conspiration, condamnations et/ou mises en liberté sous caution excessives. On peut enfin leur créer des difficultés fiscales.

Ils peuvent encore se trouver au centre de tactiques visant à créer des conflits internes ou externes. Il est des moyens de les amener à adopter des positions compromettantes, lorsqu’on parvient à en faire des informateurs ou tout au moins à les forcer à colorer avec le gouvernement. Les autorités peuvent aussi tenter de leur faire perdre leur leadership par l’infiltration de leurs propres agents, lesquels vont essayer de devenir les leaders ou de créer des groupes rivaux. La campagne conte Martin Luther King se nourrit de presque tous ces moyens - plus quelques autres - aussi bien que celles contre les chefs du Klan, les communistes, les militants noirs et ceux de la nouvelle gauche.

Conflit interne

Un des premiers buts de l’espionnage domestique consiste à créer des conflits internes par l’encouragement des factions, de la jalousie et de la suspicion parmi les activistes. Il est possible d’encourager ou de créer les scissions à partir de désaccords sur les tactiques, les buts ou les personnalités phares. Les agents du FBI ont été invités à créer « des conflits et des querelles de personnes » (Select Committee, livre III, 1976, p. 26). Dans certains cas, les fédéraux infiltrés dans des factions opposées exacerbent les tensions. Ce fut apparemment le cas avec la grande scission au sein des Black Panthers entre les partisans de Newton et de Cleaver et, au sein de la nouvelle gauche, entre Les Étudiants pour une Société Démocratique (Students for a Democratic Society) et des groupes comme le Parti progressiste du travail (Progressive Labor Party) [18].

Les activistes dotés d’une réputation de violence sont quelquefois accusés anonymement et faussement d’être des informateurs, ou bien tout est fait pour que l’on finisse par avoir cette impression, dans l’espoir qu’on les attaque, les isole et finalement les exclue. Au-delà de la recherche du conflit, de telles tactiques contribuent au désengagement et à la destruction de tout leadership. William Albertson, membre du parti Communiste depuis près de tente ans et un de ses leaders, fut ainsi expulsé avec pertes et fracas au prétexte qu’il était un « indicateur » et qu’il avait mené une vie de « duplicité et de tricherie ». Le FBI avait fait circuler de faux dossiers dans lesquels il apparaissait comme un mouchard. Une fausse lettre de lui offrait des informations à un agent du FBI en échange d’une « augmentation de ses émoluments ». Après cet épisode, Albertson ne pu ni retrouver de travail, ni rester actif dans le mouvement auquel il avait consacré sa vie. Il fut ostracisé par ses amis et sa maison fut détruite dans un incendie criminel. Quelque temps plus tard, approché par le FBI pour devenir un informateur, il refusa. L’idée était sans doute qu’il chercherait volontiers à se venger de ceux qui l’avaient exclu (DONNER, 1976). Un document du FBI, commentant cet épisode, déclare que :

« Grâce à notre activité de contre-espionnage, le plus actif et le plus efficace des membres du parti communiste de New York, par ailleurs un des leaders nationaux, a été expulsé du parti. Cette expulsion a provoqué une désorganisation de la branche new yorkaise du parti et les troubles internes qui en ont résulté ne sont toujours pas éteints. La dénonciation d’ Albertson comme agent du FBI a découragé plus d’un communiste convaincu de s’engager activement et a discrédité le parti aux yeux de l’Union soviétique » (p. 12) [19].

Encourager les dissensions externes

Favoriser les luttes entre groupes permet efficacement de les paralyser dans leur recherche du changement social. Dans les cas extrêmes, cela peut aller jusqu’à encourager les conflits armés. À San Diego, quatre personnes furent blessées et deux tuées dans une lutte entre groupes noirs rivaux initiée par l’activité clandestine du FBI. Un moratoire adressé à J. Edgar Hoover à propos de cette affaire déclare que « les coups de feu, les bagarres et un fort degré d’agitation continuent à régner dans le ghetto du sud-est de San Diego. Bien qu’aucune activité d’espionnage ne puisse être tenue pour la source de cette situation, l’on peut tout de même avancer que nos efforts en sont pour une part responsable » (WISE, 1976, p. 319).

Des actions visant à prévenir les alliances et les actions concertées peuvent être engagées. Par exemple, après l’assassinat de Malcom X, le Parti socialiste des travailleurs (Socialist Worker Party) chercha à recruter de nouveaux membres parmi les Black Muslims. Les agents infiltrés dans le mouvement soulignèrent alors auprès des militants le caractère « anti-religieux » du Parti socialiste des travailleurs afin de réduire à néant tout effort de recrutement (BERMAN et HALPERIN, 1975, p. 26).

Plutôt que d’encourager le conflit entre organisations membres de la même mouvance politique, on peut également créer des dissensions entre groupes défendant des idéologies très éloignées. C’est ainsi qu’un agent du FBI mit sur pied un groupe d’extrême-droite, L’organisation de l’armée secrète (Secret Army Organisation) dont la vocation était de s’attaquer aux gauchistes (VIORST, 1976). Au moment de l’opération Hoodwink [20], le FBI a cherché à envenimer le conflit entre le parti Communiste et le crime organisé. D’après un mémoire du FBI, le but était « de faire en sorte que les deux groupes épuisent leur énergie, leur argent et leur temps à lutter ente eux » (DONNER, 1976, p. 19).

Une tactique similaire consiste à créer des mouvements sociaux de toutes pièces. Par exemple, durant les années soixante et soixante-dix, les autorités politiques impulsèrent la création de groupes communistes et anti-communistes, des mouvements étudiants et des cellules du Klan. Le but était là de concurrencer les groupes existants dans la recherche de ressources par définition limitées, de lancer des débats sur les doctrines, les politiques à mener et d’offrir au louvoiement un moyen inégalé de contrôle de l’ensemble des mouvements. On trouverait sans doute là des parallèles avec les syndicats créés par la police russe.

Sabotage des actions

Lorsque les mouvements entreprennent de mener des actions publiques, ils cherchent à s’assurer du soutien et de la participation du plus grand nombre de personnes possibles, et donc des sympathisants. Ils essaient également de s’allier à d’autres organisations dont ils ne connaissent pas forcément très bien les membres. Lorsque des réunions ou des manifestations régionales et nationales sont organisées, il est nécessaire de loger et de nourrir ceux qui font le déplacement. Pour un certain nombre de prestations, il est nécessaire de faire appel à des organismes extérieurs au mouvement. Des individus étrangers les uns aux autres sont amenés à coopérer, sans que l’on puisse recourir aux moyens habituels de vérification de l’identité de chacun. Tous ces facteurs font des grands événements publics des moments de grande vulnérabilité. Pour ceux qui veulent provoquer des troubles, le champ est ici largement ouvert.

On a ainsi utilisé des tactiques de désinformation pour faire croire à l’annulation d’un événement, pour donner des lieux de rassemblement ou des horaires fictifs (Select Committee, livre II, 1976, p. 10). On a également diffusé de fausses consignes sur la fréquence radio du service d’ordre des manifestations et les communications CB ont été brouillées.

Pour de grandes manifestations prévues à Washington, les agents du FBI ont obtenu et dupliqué des formulaires d’offre de logement pour les manifestants qu’ils ont rempli avec de faux noms et de fausses adresses. « Après de fastidieuses et inutiles recherches, les manifestants ne trouvaient jamais le logement qui leur avait été promis » (ibid., p. 10).

Les manifestations peuvent être plus ou moins sévèrement contrôlées : restriction de l’itinéraire, refus d’autorisation de manifester, provocation policière et non interposition de la police entre les manifestants et des groupes de contre-manifestants qui les attaquent. Par exemple, Bernard Barker et six autres cubains - plus tard impliqués dans le scandale du Watergate - furent acheminés de Miami sur ordre de la Maison blanche pour troubler une manifestation contre la guerre du Vietnam sur les marches du Capitole. D’après l’un des compares, ils avaient pour mission de frapper Daniel Ellsberg, le traiter de traître et s’enfuir [21]. Ils ne réussirent pas mais se battirent avec quelques manifestants. Deux d’entre eux furent emmenés par la police et aussitôt relâchés (WISE, 1976, p. 174). Autre exemple, à l’occasion d’un meeting de Billy Graham qui se tenait en Caroline du nord, les services secrets tabassèrent et barrèrent l’entrée à des manifestants qui portaient des insignes manifestant leur opposition à la guerre et à Nixon. Il reçurent comme explication que leurs tickets d’entrée étaient des faux (New York Times, 22 avril 1975).

Dans les conflits du travail, on dispose de nombreux exemples d’alliance entre le patronat et les autorités locales et/ou fédérales. Jusque dans les années trente, les polices privées et les escouades de vigiles embauchées pour briser les grèves et attaquer les meneurs échappaient quelquefois à la moindre poursuite, allant même jusqu’à se voir investies de l’autorité légale. Aussi bien, police et garde nationale étaient mises à contribution dans la lutte contre les grèves.

Nombre d’actions menées ou seulement envisagées vaudraient en elles-mêmes d’être rapportées tant l’imagination débridée qu’elles révèlent suscite le sourire, bien qu’elles aient été illégales et tournées vers des fins immorales. Il arriva ainsi que le FBI de Newark suggère une action destinée à « instiller la suspicion et la confusion » à l’action d’une convention du parti des Black Panthers. L’idée consistait à envoyer un télégramme prévenant les organisateurs que la nourriture servie lors de la convention contenait du poison et que des crampes d’estomac seraient les premiers symptômes d’une intoxication. Pour compléter le plan, le FBI prévoyait de traiter « les fruits du type orange avec une laxatif léger injecté à l’aide d’une seringue hypodermique ou toute autre méthode appropriée ». Les oranges échappèrent semble t-il à l’injection du fait d’un mauvais contrôle des cargaisons de fruit. Il reste que selon Hoover, c’était une idée « qui avait du mérite » (WISE, 1976. p. 318-319).

Efforts pour faciliter les mouvements sociaux

Les actions gouvernementales visant à faciliter les mouvements contestataires sont bien moins fréquentes et formalisées que les actions hostiles. Tout du moins, il existe plus d’exemples d’actions hostiles que d’actions facilitatrices. Il est bien difficile d’identifier des organismes semblables au FBI, ou des programmes comme COINTELL [22], qui se seraient spécialisés dans l’aide aux groupes protestataires. L’action d’agences gouvernementales non policières, des tribunaux ou du législateur en faveur des mouvements ont toutes les chances d’être d’ordre général et publiques plutôt que ciblées sur tel ou tel groupe. Si d’aventure de telles actions sont impulsées, elles sont souvent indirectes et de nature réactive. On en trouverait des exemples dans l’annulation des poursuites judiciaires ou dans les consignes données à la police de ne pas s’en prendre à tel mouvement.

La plupart des actions facilitatrices auxquelles se livre la police sont d’une nature particulière. Elles peuvent ressortir d’une stratégie indirecte de renforcement ou de création (dans un but de contrôle) d’un groupe rival de celui que l’on vise effectivement. Dans ce cas, le but n’est pas à proprement parler d’aider le groupe que l’on soutient. Ou bien, dans la plus pure tradition de la provocation politique, les autorités encouragent secrètement un groupe dans le but de le sanctionner plus tard. Enfin, il arrive, mais c’est une autre histoire, que les actions du gouvernement aient pour effet non intentionnel de favoriser un mouvement.

Il est plus facile d’illustrer la partie droite que la partie gauche du tableau I présenté supra. Il existe cependant quelques exemples américains d’actions facilitatrices impliquant les communistes, le Klan, les syndicats ouvriers ainsi que les mouvements des droits civiques et féministes. Il existe aussi, bien entendu, une foule d’exemples d’aide aux mouvements en dehors des frontières par la CIA.

Dans les années soixante, le gouvernement fédéral a fini par reconnaître la légitimité du mouvement des Droits civiques, a consacré des ressources aux campagnes d’inscription sur les listes électorales, lancé la Guerre contre la pauvreté et les actions communautaires. Dans les années soixante-dix, le mouvement des femmes obtient à son tour un soutien considérable. Mais jusque là, les principaux bénéficiaires du soutien gouvernemental étaient les mouvements d’extrême droite, les anti-Droits civiques et les groupes patronaux. La première forme de soutien consistait en l’immunité et la fourniture de renseignements. Les périodes d’anticommunisme intense - la terreur rouge, les rafles Palmer [23] et le McCarthysme - ont favorisé une augmentation en nombre des alliances et de la coopération entre les commissions d’enquête gouvernementales, la police et des groupes privés, comme par exemple l’American Protective League, l’American Legionet l’American Security Council. Certains agents du FBI à la retraite ou des membres des polices locales ayant travaillé dans des unités de renseignement se mirent au service de ces comités de défense des valeurs américaines. De ce point de vue, il apparaît parfois que les mouvements sociaux servent plus les gouvernements qu’ils ne les contrarient.

L’octroi de facto d’une immunité légale est manifeste dans certains pays d’Amérique latine dans les attaques des groupes de droite contre la gauche que le gouvernement feint d’ignorer. Autre exemple, celui des relations ente la police et le Klan, dans certains États du sud, qui se traduisent en fait par une autorisation tacite de ne pas respecter la loi. D’une certaine façon, on peut dire que la police a délégué son autorité aux hommes du Klan pour maintenir le statu quo racial et continuer le type d’action qu’elle ne pouvait plus, légalement, mener. Le comportement de la police, dans de nombreux cas de violence raciale, a consisté à offrir une protection sans limite aux blancs qui harcelaient les noirs et il est même arrivé que les forces de l’ordre s’associent directement aux actions racistes (MARX, 1970).

La CIA a distribué de grandes quantités d’argent aux étudiants africains, au secteur des affaires, aux organisations ouvrières, aux églises et aux associations culturelles. Par le renforcement des groupes modérés, l’on cherchait ainsi à affaiblir les mouvements les plus radicaux. Même si ces groupes modérés ne peuvent être qualifiés de mouvements sociaux au sens classique du terme, ils contribuent cependant souvent à aider financièrement les mouvements. Par une ironie du sort, l’argent donné à l’Association nationale des étudiants (National Student Association) a ainsi aidé à la mise en place d’une infrastructure et des réseaux nationaux de groupes étudiants dont on sait le rôle clé qu’ils jouèrent dans le mouvement ultérieur.

Une des façons dont le gouvernement, dans les années récentes, a appuyé des mouvements comme les associations de consommateurs et de défense de l’environnement consistait à organiser des fuites d’informations. Des associations comme Common Cause [24] ou les groupes de consommateurs de Ralph Nader [25] qui cherchent à mobiliser l’opinion se sont souvent alliés au gouvernement, celui-ci leur fournissant d’importantes informations politiques et techniques. Quelquefois, ces efforts font partie d’une stratégie globale de la haute administration pour assurer un soutien public à des objectifs qu’ils partagent avec les mouvements. Dans d’autres cas, la coopération s’explique tout simplement par la présence dans le personnel gouvernemental de sympathisants des mouvements. Étant donné que la génération qui a atteint l’âge adulte dans les années soixante et soixante-dix est désormais présente au gouvernement, on peut s’attendre à ce que cette pratique devienne de plus en plus courante. La récente loi sur la liberté d’information (Freedom of Information Act) [26] aura sans doute des implications dans ce sens.

On peut ranger dans une catégorie à part les cas où les autorités soutiennent un mouvement pour autre chose que la réalisation des buts de ce dernier. Il peut simplement s’agir d’un moyen de contrôle du mouvement. Si l’on suppute que les mécontentements sont suffisamment ancrés dans la population pour déboucher sur une menace sérieuse, mieux vaut en effet concéder une partie des revendications à des mouvements que l’on peut contrôler.

Les syndicats créés en leur temps par la police russe et certains syndicats maison en sont un exemple, de même que les organisations modérées affiliées au KIR créées de toutes pièces par le FBI. Quelle que fut l’hostilité du FBI à l’égard des communistes, celui-ci fit cependant en sorte que le parti conserve sa structure traditionnelle pour éviter de le voir se réorganiser sous un nouveau label. Certains observateurs rangeraient sans doute dans cette catégorie les organisations tournées vers l’action communautaire initiées dans le cadre de la Guerre contre la pauvreté.

Efforts menés par d’autres groupes et pays

De récentes auditions du Congrès nous donne un grand nombre d’informations sur l’étendue des interventions de la CIA visant à aider ou combatte les mouvements sociaux à l’étranger (Commission sur la CIA, 1975, Select Committee, livre I, 1976). Aussi bien, de nombreux pays étrangers sont très attentifs au déroulement des affaires politiques internes aux États-Unis.

Les nombreuses investigations gouvernementales qui ont essayé de prouver l’existence de liens entre les grands mouvements américains - comme la nouvelle gauche, les anti-guerre et le mouvement des Droits civiques - et l’URSS, la Chine ou Cuba ont échoué. En revanche, il est probable que les nombreux petits mouvements intéressés à la politique américaine à Cuba, au Chili, en Corée, Iran, Israël ou Yougoslavie soient d’une façon ou d’une autre l’objet d’interventions des puissances étrangères. De tels mouvements se forment souvent autour d’un noyau d’immigrants. Selon leur orientation, ils recevront de l’aide ou seront combattus par les pays en question. Lorsqu’on s’intéresse par exemple à des mouvements comme le Comité pour une juste politique vis-à-vis de Cuba (Fair Play for Cuba Committee), ou bien aux luttes fréquentes qui, à Miami, opposent les groupes cubains, on a tout intérêt à tenir compte, si l’on veut y comprendre quelque chose, des menées de Cuba et de la CIA. Et cela est vrai également pour ce qui pourrait apparaître comme des questions strictement intérieures ; par exemple les manifestations pro-Nixon organisées par le Révérend Moon, dont, par ailleurs, on sait les liens complexes qu’il entretient avec le gouvernement sud coréen [27].

Une autre source de mobilisation de ressources externes, fort peu étudiée bien que tout à fait centrale et passionnante, renvoie à l’intervention des firmes industrielles et commerciales. Par exemple, le créateur de l’empire de l’United Fruit, Samuel Zemurray, fomenta une révolution en 1910 au Honduras. Ses mercenaires se répandirent dans le pays et établirent un président fantoche dévoué aux intérêts de l’United Fruit. Plusieurs années plus tard, de nombreux navires de l’United Fruit convoyèrent des armes et des troupes vers la Baie des Cochons. À l’ère de la multinationale, on peut s’attendre à un accroissement du rôle joué par les firmes dans les interventions politiques.

 

LE COMPORTEMENT DES AUTORITÉS. QUESTIONS, MODÈLES D’ACTION ET EXPLICATIONS

Si l’on s’intéresse maintenant au résultat de l’action des autorités, et non plus aux intentions qui les meuvent, on peut alors se poser une série de questions : quelles sont les racines historiques de tels agissements ? Qu’est-ce qui conditionne la décision d’intervenir ? Qu’est-ce qui conditionne la direction et la forme des interventions ? Par exemple, pourquoi passe-t-on du recueil d’information aux tentatives de peser sur les résultats ? Pourquoi faciliter, transformer ou détruire tel ou tel mouvement ? Va-t-on s’y prendre ouvertement ou pas, légalement ou non, s’attaquer au groupe visé directement ou par la bande ? Comment les autorités justifient-elles ces actions et se protègent-elles des critiques ? Une fois que l’intervention gouvernementale a été décidée, quels sont les facteurs qui affectent le cours des choses et expliquent la tendance, fréquente, à un interventionnisme toujours plus grand ?

Voilà quelques-unes des questions auxquelles il faut s’attacher à répondre si l’on veut comprendre comment des groupes externes peuvent appuyer un mouvement ou s’y opposer. Certaines réponses émergent d’elles-mêmes si l’on tient compte de l’existence de trois invariants empiriques : (1) les mouvements de gauche ont été l’objet de toutes les attentions, avant ceux de droite, tandis que les organisations centristes n’ont jamais fait l’objet que d’une attention un peu distante (sauf, bien entendu, lorsque l’on a pensé qu’elles pouvaient être infiltrées par l’extrême gauche ou l’extrême droite) ; (2) les tentatives de nuire aux mouvements semblent toujours plus nombreuses que celles visant à les soutenir ; (3) l’interventionnisme du gouvernement n’a fait que croître ces quarante dernières années.

On faut penser que le plus grand intérêt des autorités pour les mouvements de gauche s’explique tout simplement par leur nombre plus grand. Cette explication n’est pourtant pas suffisante. On pourrait également avancer que la gauche est plus susceptible de recourir à l’action illégale. Pourtant, le peu de succès des poursuites intentées aux mouvements de gauche ne permet pas de soutenir cette hypothèse. D’après un audit des renseignements internes par les services généraux de l’Administration, seulement 1% des procédures engagées aboutissent à des sanctions. Plus certainement, donc, il faut invoquer une idéologie de guerre froide pour laquelle la gauche est définie comme l’ennemi et la droite comme l’ennemi de l’ennemi ; ce qui l’a fait paraître moins dangereuse. De manière générale, les autorités sont plus proches de la droite, en termes de caractéristiques sociales, d’idéologie et de style de vie. La plupart du temps, lorsque le gouvernement est intervenu dans l’activité des groupes d’extrême-droite, c’est qu’il ne pouvait pas ignorer des actions clairement illégales. Encore faudrait-il ajouter, comme ce fut si souvent le cas avec le Klan dans le sud, que les autorités locales ne suivent pas toujours les autorités nationales dans ces occasions mêmes. Enfin, il arrive que la droite s’en prenne au gouvernement lui-même, par exemple McCarthy s’attaquant à l’armée ou la John Birch Society au président Eisenhower.

L’extension du contrôle social

La capacité et la volonté du gouvernement d’intervenir dans le cours des mouvements sociaux s’est considérablement accrue ces quarante dernières années [28].

D’après la commission d’enquête parlementaire, il y aurait eu « une extension continue des activités de renseignement interne, passant du renseignement criminel au renseignement politique, alliée à un développement des opérations secrètes lancées contre des Américains » (Select Committee, livre II, 1976, p. 21). Cette extension s’est faite aussi bien du point de vue des cibles visées, du nombre d’officines impliquées que des tactiques utilisées.

Les cibles du FBI se sont peu à peu multipliées, s’élargissant du Parti communiste à tout ce qui de près ou de loin pouvait subir son influence, à tous ceux qui, à un moment donné, pouvaient avoir défendu des positions identiques. Une quantité de groupes tout à fait légaux et qui n’avaient rien à voir avec le Parti communiste, les fascistes ou telle menace étrangère devinrent l’objet de la surveillance et des actions du FBI. Au communisme, dans les années soixante, le gouvernement ajouta « la question raciale », « la nouvelle gauche », « l’agitation étudiante » et la soi-disant « influence étrangère » sur le mouvement anti-guerre. Les activités de contre-espionnage et les enquêtes ciblèrent alors « les fomenteurs de doubles », « les agitateurs », « les meneurs » et les « meneurs parmi les activistes noirs ». Les mouvements de libération des femmes et des gays, les écologistes, reçurent également une attention soutenue, tout autant que les PTA [29] et les groupes religieux.

L’intervention gouvernementale dans le cours des mouvements sociaux, si elle débuta par l’intromission du FBI, s’étendit bientôt aux services fiscaux, de la sécurité nationale et aux officines de renseignement militaire. Même la police locale s’en mêla. Leur activité eut un impact considérable sur les luttes étudiantes, pacifistes et des Droits civiques pendant les années soixante et au début des années soixante-dix. Cette expansion des interventions politiques au niveau local s’explique en partie par l’augmentation des fonds mis à disposition par le Département de la justice. Répondant aux injonctions de la Maison Blanche, les services des impôts mirent en place un programme d’enquêtes fiscales pour les personnes et les organisations cliniquement actives. L’armée développa ses activités de renseignement rassemblant des masses de données sur les citoyens américains. Se fondant sur un hypothétique droit à la protection de ses sources et de ses méthodes d’action, la CIA mit sur pied l’Opération Chaos qui se traduisit par la multiplication des activités de surveillance électronique, les effractions et l’infiltration d’informateurs dans les groupes protestataires.

À partir de 1975, d’après les données officielles, cette tendance commença à s’inverser [30]. Dans la période qui suivit le Watergate et la décrue des manifestations de masse (et la nouvelle politique d’austérité menée dans de nombreuses municipalités), il est probable que les autorités, tant au niveau local que national, aient diminué, quelquefois de manière significative, leurs ingérences néfastes dans le cours des mouvements sociaux. Les relations politiques avec les mouvements furent formalisées et actualisées, des dossiers détruits, les unités de renseignement furent réduites en taille ou dissoutes, et de nouvelles règles de gestion financières mises en place.

Quel facteur permet-il d’expliquer le mieux l’intérêt croissant des autorités - particulièrement fédérales - pour les mouvements, à partir de leur renaissance à la fin des années trente ? La réponse est complexe. Une seule explication ne saurait suffire. On tentera cependant d’y répondre par cinq facteurs principaux : (1) la réaction à une situation de crise ; (2) un souci d’anticipation et de prévention active ; (3) un phénomène d’expansion bureaucratique et individuelle ; (4) La croissance de l’État et la disponibilité de nouvelles ressources ; (5) un besoin social de démons à combattre.

La réaction à une situation de crise

On veut signifier par là que les systèmes cherchent à se protéger eux-mêmes et à répondre à tout ce qui paraît menacer leur équilibre. La réponse des autorités aux mouvements sociaux s’explique alors par un souci de défense. La rupture de l’ordre légal, les attaques conte les symboles du pouvoir, la rhétorique révolutionnaire sont combattues point par point. Le gouvernement comprend là son action comme une simple réaction à la menace pour l’ordre social que constituent les mouvements. Dès lors, si le contrôle social s’est autant développé ces quarante dernières années, ce serait le fruit de l’augmentation des menaces, réelles ou supposées, sorties par les groupes contestataires. C’est pourquoi lorsque les mouvements perdent de leur virulence le contrôle social décroît à son tour.

Ce type d’explication pose un problème de taille dans la mesure où il est difficile de tomber d’accord sur ceux et ce qui constituent une menace, tout particulièrement lorsque la loi n’a pas été violée. Un moyen plus sûr de mesure consisterait à s’en tenir à la perception des autorités, en prenant garde cependant à séparer la réalité de ces perceptions de ce qui peut servir tel ou tel intérêt. L’invocation de la sécurité nationale et la menace de la subversion offrent, le Watergate l’a bien montré, de bien commodes rationalisations. Il reste que l’idée d’une réponse à une situation de crise colle assez bien aux années précédant et suivant immédiatement la deuxième guerre mondiale, avec la création des programmes COINTELL pour lutter contre les groupes blancs racistes, les noirs nationalistes ainsi que la nouvelle gauche, et le plan Huston, qui visait à contrecarrer les menaces et assassinats perpétrés sur des militants des Droits civiques, les désordres civils et les manifestations estudiantines de masse contre la guerre du Vietnam [31]. Même pertinence enfin pour la réduction significative de l’implication gouvernementale à partir du milieu des années soixante-dix.

Un souci d’anticipation et de prévention active

La tendance à l’expansion pourrait bien être une tendance inhérente à l’activité de recueil d’information et de prévention du crime et de la subversion. La définition des missions implique la création d’un appétit impossible à satisfaire. La raison de l’action gouvernementale trouve dans ce modèle son origine dans l’anticipation d’une crise, ou du moins dans la supputation d’une crise possible. Cette capacité à imaginer le futur incite à l’action présente et l’accent est mis sur les tactiques offensives. Le flou de concepts comme la conspiration ou la subversion, l’impossibilité de dire à un moment ou à un autre que les objectifs fixés ont été atteints, et le fait que l’on n’est jamais certain d’avoir récolté toutes les informations susceptibles de l’être suffisent à expliquer cette expansion sans fin. Les responsables de ces tâches impossibles à remplir ont alors tout intérêt à jeter le filet le plus large possible sur la société et à se consacrer à des tâches de plus en plus élargies de renseignement.

Il est toujours possible d’imaginer de nouveaux scénarios impliquant la collecte d’informations supplémentaires et de nouvelles missions de prévention (certaines des actions dirigées contre Martin Luther King Jr semblent être de cette nature). Vérifier des hypothèses, en matière de renseignement, s’avère aussi délicat que dans n’importe quelle enquête scientifique, avec tous les problèmes de recueil, d’interprétation et de validité des données. À cela s’ajoute que l’analyste peut être le jouet d’une manipulation. Qu’est-ce qui garantit qu’une enquête qui conclut à la bénignité de tel ou tel groupe ou personne n’est pas le résultat d’un piège tendu aux enquêteurs, ou bien que le travail n’a pas été fait suffisamment à fond ? Pouvez-vous faire confiance à vos propres agents ? Est-on jamais assez préparé dans un contexte de quasi guerre, lorsque l’on a à faire à des ennemis dont l’idéologie est totalement impitoyable, pleine de ruse et destinée à vous subvertir ? [32].

De récentes auditions gouvernementales offrent un grand nombre d’illustrations corroborant ce modèle d’analyse. En 1940, Hoover écrivait que ceux qui se réclament « d’« ismes » étrangers sont parvenus à pénétrer tous les aspects de la vie américaine, se dissimulant derrière des organisations de façade » (Select Committee, livre II, 1976. p. 31). La théorie de « l’infiltration subversive » élaborée par le FBI signifiait que les communistes et tous les autres ennemis de l’intérieur pouvaient se trouver partout. Le sentiment que tous étaient coupables tant qu’ils ne faisaient pas la preuve de leur innocence impliquait une vigilance perpétuelle. Le FBI en vint, sans aucun fondement légal, à se définir lui-même, dans une note de 1966 adressée à tous ses services comme « une agence de renseignement censée savoir tout ce qui se passe et tout ce qui pourrait se passer » (italiques ajoutées) (Ibid., p. 70).

Dans ce contexte, la définition de l’ennemi ne pouvait qu’être des plus vague. Par exemple, le manuel du FBI déclarait qu’il « n’est pas possible d’établir des critères intangibles {pour mesurer} la dangerosité des membres ou des affiliés d’organisations révolutionnaires ». Plus loin, le manuel ajoute que « lorsqu’il n’est pas certain qu’un individu constitue une menace pour la sécurité nationale, la question doit se résoudre dans le sens des intérêts de la sécurité et des besoins de l’enquête » (ibid., p. 47). Dans le cas de groupes comme la nouvelle gauche, les efforts pour la définir furent toujours fort vagues et connurent une expansion continue. Le fonctionnaire responsable de la collecte du renseignement sur la nouvelle gauche déclare que « celle-ci n’a jamais été strictement définie... Cela renvoie plus ou moins à une attitude » (ibid., p. 72). Une note à tous les agents opérationnels du FBI note que le terme ne se réfère pas à une « organisation définie » mais à « un mouvement peu structuré, composé d’entités indépendantes les unes des autres, à forte composante universitaire » et aux « organisations les plus extrémistes de lutte conte la guerre du Vietnam et la conscription » (ibid., p. 73).

Soulignons également que les préventions et les croyances inébranlables des dirigeants des services de renseignement ont également favorisé l’accroissement des activités de renseignement. C’est J. Edgar Hoover qui, dans une grande opération sur le mouvement des Droits civiques, pressa l’un de ses subordonnés directs de trouver coûte que coûte le lien entre le mouvement et le parti communiste, tant il était convaincu que ce lien ne pouvait qu’exister. Son obstination fut la seule réponse qu’il opposa à une enquête ayant conclu à l’absence de tous rapports. Même schéma pour le président Johnson qui, mécontent des enquêtes concluant à l’absence de liens entre le mouvement anti- guerre et les puissances étrangères, exigea une enquête plus approfondie et plus vigoureuse.

La source de cette attitude éminemment pro-active peut aller au-delà des idéologies nourries de la croyance en une conspiration universelle et s’expliquer par un modèle managérial impliquant la planification et l’anticipation de la demande (GRABER, 1976). La thèse de Galbraith selon laquelle la firme moderne est passée d’une attitude passive vis-à-vis des marchés à un modèle dans lequel elle s’efforce de créer l’offre et la demande s’applique tout à fait à notre objet. Il est possible que les activions de contrôle social se développent pour répondre au besoin croissant des autorités de couvrir, protéger et justifier leurs actions [33].

Expansion bureaucratique et individuelle

Les facteurs permettant d’expliquer l’origine d’un phénomène ne rendent pas forcément compte de sa continuité. De ce fait, si les programmes d’espionnage des mouvements sociaux sont nés d’une situation analysée par le gouvernement comme une situation de crise, il se trouve que ces mêmes programmes ont ensuite connu une vie propre au fur et à mesure que les intérêts qu’ils suscitaient se développaient et que de nouveaux buts émergeaient. Au-delà de sa fonction de répression, de menace et de punition, le contrôle social peut avoir pour fonction de servir la carrière de ceux qui le promeuvent et l’appliquent. Dans ce cadre, l’entretien, voire la création des comportements déviants plutôt que leur élimination peut devenir un facteur explicatif central. Le renseignement et toutes les formes de lutte contre le crime offrent une panoplie de moyens d’extension de ses prérogatives et de ses champs d’intervention pour l’administrateur entreprenant. J. Edgar Hoover offre un bon exemple de ce phénomène, mais on pourrait également multiplier les cas au niveau local. À la fin de la seconde guerre mondiale, les effectifs du FBI étaient passés de 500 à 4000 fonctionnaires. Hoover, menacé par la réduction prévisible des effectifs du fait du retour de la paix, s’est sans doute attaché à accentuer les menaces potentielles pour conserver sa puissance au FBI. L’agitation de la menace d’une subversion communiste offrait de ce point de vue un moyen adéquat. De nos jours, le Bureau comprend 25000 employés.

Hoover joua habilement de la menace communiste interne pour obtenir un support constant et des ressources accrues de la part du Congrès, selon la même tactique employée par ses prédécesseurs, le procureur général Palmer et Dougherty, pendant la première guerre mondiale, au moment de la grande peur rouge. Hoover était un entrepreneur de morale, tant par les cibles qu’il se donnait que par sa tactique. Il usait avec génie d’un vocabulaire subtil. Plutôt que d’évoquer les avancées des communistes - qu’il aurait eu bien du mal à trouver - il concentrait son discours sur leurs « objectifs », « tentatives » et « buts » (Select Committee, livre II, 1976, p. 49). Des documents maintenant disponibles suggèrent qu’Hoover ne crut d’ailleurs jamais vraiment à sa propre rhétorique et qu’il disposait de données fiables indiquant clairement l’état de faiblesse du parti communiste. Lorsque les effectifs du parti commencèrent à décroître pratiquement, le FBI arrêta de communiquer sur sa puissance et les agents furent provenus que toute information sur ce point était désormais confidentielle (Boston Globe, 19 novembre 1975). Hoover savait pertinemment que malgré un discours fondé sur l’incitation à la violence (d’ailleurs assez rapidement abandonné), le parti des Travailleurs socialistes ne s’était jamais lancé dans la moindre action violente en trente ans de surveillance par le FBI (HALPERIN et al., 1976, p. 102-105).

Il reste que si ce type d’explication fonctionne bien, et tout particulièrement en ce qui concerne les relations entre Hoover et le parti communiste, il est des cas où l’explication est moins convaincante. Par exemple, Hoover fut toujours hésitant à s’attaquer à la nouvelle gauche, préférant se focaliser sur la gauche traditionnelle. Lorsqu’il approuva amplement les opérations COINTELL, c’était d’abord en réaction à un rapport qui, plutôt que d’insister sur le caractère néfaste de ce mouvement pour la sécurité nationale, révélait à quel point « la nouvelle gauche ne manque pas une occasion de s’attaquer avec grossièreté et virulence au directeur du FBI » (Select Committee, livre II, 1976, p. 73). Le motif de l’intérêt pour la nouvelle gauche, plus que la volonté d’accroître les ressources du FBI, s’explique là plus clairement par le souci de vengeance. Il reste que le modèle de l’expansion bureaucratique s’applique tout de même à la nouvelle gauche si l’on s’en tient aux fonctionnaires de rang moyen en charge de l’application des opérations COINTELL.

Il faut également tempérer ce modèle en n’oubliant pas que les agents de contrôle social opèrent dans un environnement politique et social donné. Les actions sont aussi le résultat de pressions venues d’ailleurs ou anticipées (correctement ou pas). Par exemple, Hoover était formellement subordonné au Président et au procureur général et il était fort soucieux de l’image de son organisation dans l’opinion publique. Il n’avait pas les coudées tout à fait franches. Certaines des actions décidées par lui ne furent que la mise en application de consignes venues d’en haut. D’autres visaient à anticiper les demandes au plus près, sans les dépasser.

Le retour aux activités de renseignement du FBI à la fin des années trente se fit sous l’impulsion du Président Roosevelt. Les administrations Johnson et Nixon strient avides de renseignements et d’actions contre les étudiants, les anti-guerre et les militants noirs. Il est d’ailleurs certaines actions dont Hoover fit tout pour freiner la mise en œuvre, afin de ne pas ternir l’image publique du FBI. Sa décision - formelle - de renoncer aux effractions, la réduction des écoutes de moitié en 1966 et son rejet du plan Huston en 1970 en sont quelques exemples. Dans le contexte d’une implication croissante des citoyens et du Congrès dans ces matières, Hoover pensa sans doute que le jeu n’en valait pas la chandelle.

Pourtant, l’explication de l’intervention étatique dans les mouvements sociaux sous l’influence seule des autorités supérieures de l’État pose autant de questions qu’elle en soulève [34] Elle ne fait que déplacer les problèmes ; comment rendre compte de l’attitude des autorités ? L’idée d’une crise perçue et le désir d’y répondre sont, bien sûr, des réponses possibles. Cependant, le seul désir d’avoir toujours plus d’information, en dehors de toute menace sur la sécurité nationale peut suffire à expliquer les choses. C’est du moins clairement le cas pour Nixon et, dans une moindre mesure, pour Lyndon Johnson et Franklin Roosevelt. Le simple développement de la technologie suffirait à nourrir le développement des besoins. Parmi les questions les plus intéressantes à traiter, il y aurait celle du lien entre la disposition d’informations secrètes et le désir de lancer des actions sur leur foi. Les dirigeants politiques, tout comme nous, ont toutes les chances de ne pas résister à la tentation. L’explication traditionnelle de la déviance par l’existence d’opportunités s’applique aussi bien à eux qu’aux criminels lambda.

La croissance de l’État et la disponibilité de nouvelles ressources

Ce siècle aura été celui d’une expansion considérable de l’État à tous les niveaux, avec une augmentation de l’autorité et de la centralisation au niveau fédéral. De ce point de vue, l’intervention croissante de l’État - que ce soit dans les domaines de la santé, des communications ou des mouvements sociaux - s’inscrit dans un mouvement global. Mais au-delà de cette tendance, l’expansion des activités de contrôle social est également à relier à la disponibilité de ressources accrues.

La mise au point de nouvelles techniques de recueil de données (écoutes. surveillance électronique, photographie, etc.), de stockage de l’information, de recoupement et d’analyse (grâce à l’ordinateur mais aussi grâce à des méthodes comme la théorie des jeux ou la détermination de profils psychologiques) a sans aucun doute multiplié les opportunités et, partant, les tentations. Aussi bien, les avancées scientifiques permettent des opérations secrètes de plus en plus subtiles.

Autre facteur qui a sans doute son importance : le nombre grandissant de vétérans de la guerre froide entraînés aux opérations secrètes. Dans l’affaire du Watergate, les cambrioleurs étaient d’anciens du FBI ou de la CIA. John Caulfield et Anthony Ulazewitz, qui furent chargés de missions secrètes par la Maison Blanche, étaient d’anciens fonctionnaires du service des opérations spéciales au département de police de New York. Le nombre de retraités de la CIA, des services du renseignement militaire et des polices locales augmente chaque année. En 1973, le directeur de la CIA, Schlesinger, demanda au Congrès d’augmenter de 830 à 1200 le nombre d’agents qui pourraient bénéficier de la retraite après vingt ans de service et à partir de cinquante ans (New York Times, 2 mai 1973). Les plans de retraites anticipées financièrement avantageux mis en place pour les polices locales signifient aussi que de plus en plus de policiers prennent leur retraite dans la force de l’âge, après vingt ou vingt- cinq ans de service.

Les choix de reconversion professionnelle de ces anciens policiers, pour ceux qui désirent travailler encore, sont bien entendu déterminés par leurs compétences et les orientent naturellement vers les activités de surveillance des mouvements et d’intervention couvertes, que ce soit pour le compte du Gouvernement, (lequel peut choisir de sous-traiter certaines opérations - ce fut le cas de Nixon) les groupes d’intérêts privés ou d’autres mouvements sociaux. D’une certaine manière, ces nouvelles catégories d’acteurs sont le pendant des professionnels de l’action collective dont McCarthy et Zald (1973) notent l’apparition. Les uns et les autres disposent de compétences professionnelles indépendantes des mouvements qu’ils servent.

La société a besoin de démons à combattre

Cette approche fonctionnaliste s’inspire de la conception Durkheimienne de la déviance (Cf. aussi ERIKSON, 1966). La création d’objets symboliques de dénigrement est considérée comme un moyen d’intégration d’une société désorganisée. La lutte contre les activistes (« dangereux radicaux », « subversifs », « étrangers », « rouges », « hippies », « communistes », « sectateurs du Klan », « militants », « fascistes ») qui vont trop loin dans leur contestation des normes, quand bien même ils respectent la loi, peut servir à maintenir tous les autres dans une attitude d’obéissance et de soumission. La condamnation des hors normes garantit l’homogénéité sociale.

On peut également évoquer le phénomène bien connu du bouc émissaire, l’agitation de la menace que constitueraient les mouvements sociaux permettant de détourner l’attention des masses de toute autre cause de mécontentement, même si l’augmentation des niveaux d’éducation et de ressources des citoyens américains rend ces procédés de plus en plus hasardeux.

Ce modèle m’apparaît comme le plus difficile à tester. Il contient une dimension téléologique et conduit à une réification du concept de société. Il est sans doute plus utile pour qui voudrait observer les conséquences de l’activité répressive des gouvernements vis-à-vis des mouvements que pour rendre compte de l’expansion ou de la rétraction de cette activité.

 

LES RÉSULTATS, VOULUS ET NON VOULUS

Jusqu’à présent, j’ai exposé les différents moyens dont le pouvoir dispose pour faciliter ou combattre les mouvements, en tâchant de les illustrer. Je suis parti du postulat selon lequel les autorités savaient ce qu’elles voulaient et étaient en mesure de l’obtenir. C’est quelquefois le cas mais, souvent ça ne l’est pas. Il faut donc distinguer les résultats attendus des résultats obtenus effectivement. Le gouvernement parvient-il à remplir les objectifs qu’il s’était fixé ? Si non, quels facteurs l’en ont-ils empoché ? Quels sont alors les résultats possibles de l’action ?

Arrêtons-nous d’abord à ce qui fait que les résultats obtenus ne sont pas ceux attendus. Qu’il existe un fossé entre les conséquences recherchées et effectives n’a rien de surprenant. C’est une des grandes questions de la recherche en sociologie que de comprendre ce phénomène. C’est pourquoi il est nécessaire de bien comprendre ce qui est spécifique à la situation d’autorités politiques confrontées aux mouvements sociaux. Il existe au moins six facteurs permettant d’expliquer pourquoi les intentions gouvernementales provoquent des résultats divergents des prévisions : le caractère secret des opérations ; leur fréquente illégalité ; l’absence de moyens efficaces d’intervention étant donné le caractère fluide et faiblement institutionnalisé des mouvements ; le besoin d’asseoir sa crédibilité au moyen d’actions prétendument loyales ; le processus réactif de neutralisation inhérent au contrôle social.

Le secret signifie l’absence de responsabilité et des standards usuels d’évaluation. Il est difficile de contrôler les agents et il arrive que les agents secrets (qui ne se connaissent pas entre eux) s’attaquent les uns aux autres.

Il est plus difficile de s’attaquer aux mouvements sociaux dans un pays marqué par une tradition de respect des libertés civiles et dont les différentes composantes gouvernementales ne sont pas monolithiques et sont indépendantes les unes des autres. Une bonne part des actions menées par les autorités sont illégales. Lorsque ces actions interviennent dans un contexte politique non consensuel, il y a toujours un risque que leur révélation ne favorise les mouvements. La légitimité et la crédibilité du gouvernement peut être entamée et on peut s’attendre à ce que la justice s’intéresse aux procédés illégaux.

Quand bien même les actions gouvernementales ne sont pas révélées et existerait-il un consensus politique, il reste que la nature même du phénomène et la difficulté qu’il y a à maîtriser de tels processus sociaux peut déboucher sur des résultats bien différents des buts initiaux. L’attention portée à un mouvement peut convaincre les activistes qu’ils constituent une réelle menace et que ce qu’ils font est d’une importance vitale. En fixant l’attention des participants sur un conflit externe, le pouvoir peut renforcer le sens des liens reliant les groupes et de ce fait contribuer à la solidité de la solidarité interne. La surveillance peut rendre la participation plus excitante. Elle peut accroître la volonté, la détermination et la colère de certains activistes. La production de martyrs peut fournir d’importants symboles de ralliement. La radicalisation des activistes peut les éloigner du sentiment réformiste selon lequel les choses pourraient changer sans pour autant mettre à bas le système.

Les agents infiltrés peuvent constituer une ressource importante pour les mouvements. Pour établir et maintenir leur crédibilité, ceux-ci doivent participer du mieux possible aux activités. Par exemple, Robert Hardy, un agent infiltré du FBI, procura des ressources, un entraînement et un commandement au groupe impliqué dans le casse du bureau de recrutement militaire de Camden (New York Times, 16 mars 1972). Il déclara qu’il « leur avait appris presque tout ce qu’ils savaient... Comment découper une vitre et ouvrir une fenêtre sans faire aucun bruit... Comment ouvrir les classeurs sans clé... comment grimper aux échelles de secours et progresser sur les toits sans tomber ... Je finissais par me prendre pour le joueur de flûte d’ Hameln » (Washington Post. 19 novembre 1975). Un agent infiltré dans le Klan a raconté comment, en service commandé, il avait « battu sévèrement des gens, était monté dans des bus pour en chasser les passagers, s’était rendu dans des restaurants pour frapper les noirs avec des matraques, des chaises et des pistolets ». Les agents infiltrés du FBI avaient la consigne formelle de ne pas participer aux actes de violence. Toutefois, cet agent avait bien compris qu’étant dans le Klan, « il n’était pas possible de se comporter comme un ange et de faire du bon renseignement » (Select Committee, livre III, 1976, p. 13). Lorsqu’un mouvement est soumis à des attaques de plus en plus nombreuses, il est probable que ses soutiens augmenteront également de la part de ses fidèles et de ses sympathisants [35]. Des groupes rivaux peuvent tâcher de s’allier pour neutraliser secrètement les menées des agents gouvernementaux. Le conflit peut connaître une escalade.

La répression récente des mouvements sociaux aux États-Unis se caractérise par certains traits uniques. Rapportée à un contexte historique et international, elle apparaît comme relativement bénigne, tout particulièrement au niveau fédéral. Il est difficile d’imaginer, dans les autres pays du monde, une police nationale luttant contre les mouvements sociaux par l’injection d’un laxatif dans des oranges, essayant de monter des affaires de mœurs, ou distribuant de fausses offres de logement aux manifestants de province. Si un groupe pose problème, le recours à la violence, les menaces et les arrestations sont bien plus efficaces. Pour la police fédérale américaine (en l’absence de violation de la loi), de telles actions étaient trop risquées et moralement inacceptables pour la plupart des agents, dans un contexte domestique. La non disposition de ces moyens ouvertement répressifs permet d’expliquer les tactiques que nous avons exposé et la bonne volonté d’agents n’hésitant pas à agir illégalement pour justifier l’action du gouvernement. Nombre d’actions menées dans le cadre du programme COINTELL du FBI sont d’abord des actions expressives et symboliques. Elles furent un moyen de faire quelque chose dans un contexte où il était bien difficile de pouvoir riposter de manière légale. Par ailleurs, la nature massive, fluide et relativement spontanée des mouvements rendait plus difficilement applicables les tactiques classiques du contre-espionnage.

À grands traits, l’on peut tirer plusieurs conclusions à propos de l’effet de la lutte contre les mouvements sociaux des années soixante et soixante-dix. Si l’on s’en tient à deux critères - la satisfaction des revendications et la survie des organisations - et que l’on considère les mouvements qui ont été les cibles privilégiées du programme COINTELL, on peut dresser un tableau contrasté. Dans le cas du Klan, du parti Communiste, du parti des Travailleurs socialistes et des groupes noirs radicaux comme les Black Panthers, il semble bien que le contrôle social ait porté ses fruits. Ces groupes n’obtinrent pas satisfaction de leurs revendications et leurs organisations, plutôt que se renforcer, ont connu et connaissent encore une forte perte de vitesse. Ces groupes étaient idéologiquement aux extrêmes et recrutaient dans des viviers relativement marginaux. Du coup, il est probable qu’ils furent plus vulnérables aux menées des autorités, étant donné qu’ils ne bénéficiaient pas d’une large audience dans le public. Il y a également que le Klan et les groupes noirs radicaux eurent plus souvent que les autres recours à des actes criminels et à une rhétorique fondée sur l’appel à la violence, offrant ainsi au pouvoir de plus grandes possibilités d’intervention. Enfin, comparés à d’autres mouvements, il semble bien qu’ils n’aient pas disposé de suffisamment de capacités organisationnelles pour conduire un mouvement national.

Les autorités gouvernementales ont obtenu moins de succès dans leur lutte contre les anti-guerre, les étudiants et les groupes modérés de défense des Droits civiques. Tous ces groupes se sont maintenus, ont même pris de l’ampleur et de la puissance jusqu’à ce qu’ils obtiennent satisfaction. Dans le cas des anti-guerre et des étudiants, cela est d’autant plus frappant qu’ils se sont heurtés à des tentatives de déstabilisation sans précédent dans l’histoire américaine. À l’exception des groupes noirs, ces mouvements sont maintenant en déclin, en partie du fait de leurs succès.

En ce qui concerne les débuts du mouvement des Droits civiques, tout particulièrement dans le sud, l’agressivité partiale des autorités locales fut plus qu’encouragée par l’attitude favorable des autorités fédérales (même si, dans certains cas, on peut noter des efforts dans l’autre sens de la part des fédéraux). Le mouvement des Droits civiques luttait pour des droits qui, par le passé, avaient été au cœur de la tradition politique américaine. Qui plus est, ses modes d’action étaient fondés sur la non-violence et tout était fait au nom des valeurs chrétiennes. Ses succès s’inscrivaient dans la continuation d’un accroissement des droits civiques entamé dès avant la seconde guerre mondiale. Ce n’est que plus tard, après le début des émeutes dans les ghettos, que le gouvernement fédéral lança des opérations visant à détruire les groupes les plus radicaux.

La fin de la guerre du Vietnam et de la conscription, la démocratisation des campus universitaires et le fait que les présidents d’université aient finalement appris à éviter les provocations, à ne pas réagir de manière outrée aux activités de quelques meneurs activistes, tout cela fit qu’un mouvement de masse comme le mouvement anti-guerre et les groupes plus modérés d’étudiants disparurent quasiment. C’est l’opposition à un certain nombre de politiques qui faisait tenir ces groupes hétérogènes et faiblement reliés entre eux. Le renoncement à ces politiques suffit à les faire disparaître. Ils ne reposaient pas sur des intérêts communs nourris de clivages anciens ou d’une culture historique d’opposition politique. Avec la victoire vint donc la défaite organisationnelle. Il est vrai que les méthodes du FBI s’appliquaient beaucoup moins bien à des groupes aussi fluides et décentralisés qu’au parti Communiste. Toutefois, même avec des tactiques mieux adaptées, il est peu probable que le mouvement anti-guerre, tout comme la campagne des Droits civiques de 1964, aurait pu être défaits, étant donné le soutien massif qu’ils reçurent de la population, d’éminents hommes politiques et d’hommes d’affaires.

Pour comprendre ce qui est arrivé au mouvement anti-guerre et au mouvement étudiant, il faudrait commencer par noter que ceux-ci n’existèrent jamais vraiment en dehors des informations du soir, de l’immoralité de la guerre et de l’incompétence des administrateurs des universités. Ils ne parvinrent jamais à résoudre les problèmes de structure organisationnelle notés par Freeman (1977). Du moins, il est juste de dire qu’ils n’eurent jamais la consistance du NAACP, du parti Communiste, du parti des Travailleurs socialistes, du Klan ou des Panthères noires. Ces derniers groupes reposaient sur une idéologie cohérente et unifiée, sur une forte structure organisationnelle et ils étaient en mesure de mobiliser leurs membres et leurs sympathisants pour des actions autres que réactives. Dans ces groupes, on savait ce que l’on voulait et ce à quoi on s’opposait. Pourtant, même si l’on s’en tient à ces groupes, dont on a vu que leurs revendications n’aboutirent pas, peut-on imputer leurs échecs à l’activisme du FBI ? Il existe en effet une infinité de facteurs autres ayant pu jouer sur le cours des choses, si bien qu’il est fort difficile de faire la part entre de simples corrélations et une véritable relation de cause à effet. Lorsqu’une revendication de profonde portée pour la société est satisfaite (et c’est plutôt rare dans le court terme), il est difficile d’en rendre responsable un mouvement donné.

Telle scission au sein d’un groupe sectaire est-elle le fait des menées des autorités ou tout simplement le produit endémique de la tendance de ce type de groupes à se déchirer en permanence ? Un taux élevé de turnover, une participation sporadique, un engagement fluctuant, sont-ils le résultat des efforts gouvernementaux pour abattre le moral des troupes et de la répression plutôt qu’un problème propre à tout mouvement de masse, dans la mesure ou ce qui peut être obtenu profitera à tous et non seulement à ceux qui s’engagent ?

Dans le cas des mouvements qui nous occupent, l’action du gouvernement ne fit que contribuer à leur défaite historique, les groupes Black Power et Black Pride issus du mouvement plus modéré des Droits civiques échouèrent à partir du moment où ils adoptèrent des buts et des moyens radicaux. Ils sont en effet passé d’une revendication de nature politique et symbolique dont la satisfaction ne risquait pas de léser les intérêts économiques de la majorité blanche (droit de vote, justice pour tous, fin de la discrimination dans les emplois et les services publics, dignité raciale) à des demandes beaucoup plus économiques comme les quotas, une meilleure redistribution des ressources, la suppression de la sélection au mérite et, dans de nombreux cas, une politique racialiste, sinon de séparation raciale. Ce glissement des revendications débouchait (du moins dans la rhétorique des médias) sur un appel à la révolution, la violence, et le tiers-mondisme. La cause de ces évolutions idéologiques ne peut être imputée à une manipulation par les agents du contrôle social. Elle renvoie plutôt à des explications internes au mouvement noir, dès ses premiers développements, même si à l’évidence les autorités encouragèrent du mieux qu’elles purent le radicalisme des Black Panthers ou du Comité de coordination des étudiants non violents (Student Nonviolent Coordinating Committee).

De la même façon, le Ku Klux Klan s’est trouvé en porte à faux avec le cours de l’Histoire (ce qui ne fut pas toujours vrai). Il ne parvint pas à bloquer le mouvement continu des Droits civiques et sa base rétrécit invariablement. À partir du moment où le gouvernement concentra son attention sur lui, le Klan déclina de manière significative. Dans ce cas précis, les efforts du gouvernement semblent avoir porté directement leurs fruits [36]. On peut toutefois se demander si les choses n’auraient pas évolué de toute manière de cette façon, certainement avec plus de lenteur et de morts.

En ce qui concerne le parti Communiste et le parti des Travailleurs socialistes dont le but ultime était une modification profonde de la donne économique, aussi bien que pour les noirs radicaux séparatistes, on peut dire qu’ils auraient échoué dans tous les cas. La structure de la société américaine et son mouvement naturel semblent toujours favoriser l’affaiblissement des extrémistes idéologiques et les mouvements d’idées ne répétant pas les clivages fondamentaux de la société civile. S’il est de manière générale difficile de faire exister un mouvement social, il l’est encore plus lorsque ce mouvement s’oppose à de grandes évolutions historiques.

L’on peut également se référer aux années 1924-1936, lorsque le FBI cessa de faire du renseignement interne. Pour autant, les mouvements ne furent pas plus efficaces, même si, dans le contexte de la grande dépression, ils se multiplièrent. Des groupes comme ceux de Townsend, Long, Smith et Coughlin furent un moment populaires puis disparurent pour des raisons qui ne semblent pas pouvoir être reliées à l’activisme des autorités fédérales (ou à son absence). Même chose à partir de 1975, lorsque le FBI et les polices locales réduisirent drastiquement leurs activités. Les mouvements ne fleurirent pas pour autant.

 

L’EXPLICATION PAR LES RESSOURCES NE SUFFIT PAS

De même que le champ des possibles est limité pour les mouvements, de même en est-il pour les agents du contrôle social. Tous sont pris dans des conditions historiques, culturelles, structurelles et psychologiques qui, pour l’instant, n’ont pas fait l’objet de véritable conceptualisation.

Par exemple, il n’est venu à l’idée de personne de mettre en parallèle le fonctionnement de la secte Moon, avec ses millions de dollars, ses parades sur Madison avenue et sa parfaite organisation avec les autres mouvements religieux de jeunes ne bénéficiant pas des mêmes ressources (LOFLAND, 1977). Ces mouvements recrutèrent peu pendant les années soixante, pour croître significativement au début des années soixante-dix, au fur et à mesure des désillusions politiques. À nouveau, ils connaissent de nos jours une certaine décrue. Pour expliquer ces variations d’intensité militante, et au-delà de la comparaison des mouvements entre eux, ni la disposition de ressources ni la nature du contrôle social ne fournissent d’explications suffisantes.

Un des défis majeurs à relever dans les années futures pour les chercheurs qui se penchent sur les mouvements sociaux consistera à tisser des liens entre la théorie de la mobilisation des ressources, qui insiste sur les variables organisationnelles et les choix rationnels, et la perspective du comportement collectif, laquelle insiste sur l’émotion, l’expression, les symboles et la nature fluide des mouvements de masse.

Tout l’intérêt d’étudier l’engagement des gouvernements dans la lutte ou le soutien aux mouvements sociaux n’est pas d’expliquer leur échec ou leur succès. Ce serait tomber trop facilement dans le piège de la théorie de la conspiration. Il s’agit plutôt d’attirer l’attention sur une variable essentielle et pourtant négligée, à savoir la capacité accrue des gouvernements à recourir à des pratiques contraires à la liberté. Nos libertés sont fragiles, et l’on doit se préparer, pour reprendre les propos de Yeats, à se demander quoi faire « lorsque l’Église et l’État viendront hurler à nos portes ».

 

Notes:

1. « L’agent provocateur et l’indicateur », Sociologie du travail, mars 1993, p. 241-268, traduit de « Thoughts on a Neglected Category of Social Movement Participation : The Agent Provocateur and the Informant », American Journal of Sociology, 80, 1974, p.402-429.

2. « La société de sécurité maximale », Déviance et société, février 1988, p. 147-166. Du même auteur, on pourra lire également « Le maintien de l’ordre. Un champ renouvelé », Cahiers de la sécurité intérieure, no 27, p.11-15 et en anglais « Undercover », 1988.

3. McCarthy (J.), Zald (M.N.), (dir), The Dynamics of Social Movements, Cambridge (Mass.). Winthrop Pub, 1979.

4. Lipsky (M.), Protest in City Politics, Rent Strikes. Housing and the Power of the Poor, Chicago, Rand McNally and Co (American Politics Research Series), 1970.

5. Pour une revue historique sur la France, voir BRUNET (J.P.). La police de l’ombre. Indicateurs et provocateurs dans la France contemporaine, Paris, Seuil, 1990 et les mémoires de CANLER, chef de la sûreté de Louis-Philippe. La première édition de 1861 fut censurée d’un volume, la première édition complète date de 1882 et comporte un exposé impressionnant et peu démodé des techniques de provocation. À plusieurs reprises, des historiens sont également parvenus à découvrir l’existence d’indicateurs par recoupement d’informations ; cf., par exemple BRÉCY (R.), La grève générale en France, Paris, EDI. 1969, p. 67-69 à propos du militant Henri Girard, gérant du journal syndical La Voix du peuple à la fin du XIXe siècle. Pour la période immédiatement contemporaine, il est évidemment plus difficile de multiplier les preuves, étant donné l’absence de traces écrites accessibles, cf. cependant l’étonnante interview au Nouvel Observateur d’un inspecteur infiltré dans les milieux autonomes (Le Nouvel Observateur du 23 janvier 1982). Voir aussi l’ouvrage de VICTOR SERGE, Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression, Paris. Maspéro 1977 (1 éd. en 1925), p.9-32, qui, sur ce sujet, constitue un des grands classiques pour les militants de l’extrême gauche. À propos de la question de la provocation lors de la manifestation sidérurgiste du 23 mars 1979 à Paris, voir CASTELNAUD (R.) et al., La Provocation, Paris, éditions sociales, 1980 ; PICANT (C.). Le 23 mars 1979, une provocation politique, Paris. Jean Picollet, 1981 ; et FILLIEULE (O.), Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po.

6. Cf. The Weekly Mail and Guardian, Johannesburg, Juillet l997. Déclarations d’Eugène de Kock devant la Haute Cour.

7. In « La société de sécurité maximale », op. cit., p. 161.

8. Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard. 1965

9. Texte traduit de : Marx (Gary T.), « External Efforts to Damage or Facilitate Social Movements: Some Patterns, Explanations, Outcomes, and Complications », in John McCarthy and Mayer N. Zald (1979).

10. Je considère donc ici des phénomènes aussi divers que la « conductibilité structurelle » (Smelser, 1963) ou les formes de contrôle social pouvant opérer à travers la culture, l’éducation et la création de « faux » besoins notés par GRAMSCI et MARCUSE (1964), même si les tentatives de facilitation ou de déstabilisation des mouvements peuvent avoir pour effet de les transformer.

11. Ce qui dépend bien entendu de la manière dont les termes employés sont définis et les événements évalués. Que faire par exemple du programme gouvernemental de lutte contre la pauvreté et des programmes d’action communautaires ? S’agissait-il d’un effort pour faciliter les mouvements de pauvres en favorisant l’éclosion de contre-pouvoirs capables de tenir tête aux pouvoirs municipaux ou bien plutôt ne s’agissait-il pas de désamorcer le mouvement des Droits civiques par la cooptation ?

12. Voir, par exemple, les travaux de Turner (1969), Morris (1973), Molotch et Lester (1974) et Estep et Lauderdale (1977).

13. Le travail des services secrets mené dans le secteur du spectacle au début des années cinquante alla bien plus loin que la simple fourniture de matériel « éducatif » aux médias. Listes noires, autocensure et croisades anti-communistes menées dans les médias aidèrent à fabriquer l’image d’une société américaine réfractaire à l’activisme de gauche.

14. La presse underground rassemble les multiples journaux et agences de presse créés par les mouvements sociaux à travers les États-Unis. Pour une discussion du rôle de cette presse dans la contestation, voir GRANJON (Marie-Christine), L‘Amérique de la contestation. Les années soixante aux États-Unis, Paris, Presses de la FNSP, NDLR.

15. Au milieu des années soixante, plus d’un million de dollars avaient été dépensés par la CIA pour son programme de développement éditorial. En 1967, la commission d’enquête du Sénat estima que la CIA était à l’origine de « plus de mille ouvrages publiés ».

16. L’OEOP était l’agence chargée de mener la guerre contre la pauvreté lancée par le Président Johnson. Son but était de contribuer à renforcer les communautés défavorisées en remédiant aux situations de pauvreté (NDLR).

17. La SCLC était une organisation faîtière, principalement d’inspiration religieuse, qui regroupait les différents mouvements de défense des Droits civiques dans le sud des États-Unis, (NDLR)

18. Le PLP, groupe maoïste fondé en 1964, est le produit de la discorde soviéto-chinoise qui s’est répercutée à l’intérieur du parti communiste américain (NDLR).

19. Du point de vue des autorités, tout le pouvoir de telles tactiques réside dans le fait qu’elles continuent à produire des effets à long terme. Une fois que le mythe de l’infiltration a pris et que la graine de la suspicion a germé, la coopération et la confiance deviennent bien difficiles à obtenir, car n’importe qui peut se révéler être un indicateur. L’accusation de double jeu devient une arme dans les luttes internes et l’invocation d’agents infiltrés permet d’expliquer à bon compte d’éventuels échecs dont la cause peut résider ailleurs.

20. Hoodwink est le nom de l’opération visant à envenimer les relations entre le parti communiste et le crime organisé. En argot, le mot renvoie aux « moyens de tromper », (NDLR).

21. Daniel Ellsberg, ancien agent de la CIA, organisa la fuite d’un document interne du Pentagone qui montrait l’échec de l’effort de guerre au Vietnam. Cette action aida énormément le mouvement anti-guerre (NDLR).

22. COINTELL est le nom d’un large programme de contre-espionnage du FBI visant les mouvements protestataires des années soixante. Il fut exposé largement devant la commission d’enquête parlementaire de 1976, (NDLR).

23. Ces rafles, au début des années vingt, consistèrent en arrestations et déportations massives d’immigrants européens suspectés d’être des radicaux (NDLR).

24. Mouvement de réforme citoyen pour un bon gouvernement, qui visait à l’ouverture et la transparence du gouvernement (NDLR).

25. Ralph Nader a été pendant trente ans l’un des dirigeants des groupes de consommateurs. Il débuta par la publication d’un livre, Unsafe at any speed, à propos de la sécurité automobile et de l’incurie des constructeurs (NDLR).

26. Il s’agit de la loi fédérale autorisant les citoyens à consulter les documents gouvernementaux (à l’exclusion de ceux qui concernent la sécurité nationale et le crime). Aux États-Unis, le principe de base est que tout citoyen a le droit de savoir et que c’est au gouvernement de faire la preuve qu’il ne peut communiquer tel ou tel document (NDLR).

27. Étant donné qu’il s’agit toujours de budgets secrets, il est difficile d’établir des liens de causalité avec certitude. D’après certaines sources, des fonds issus de la présidence pourraient avoir transité par le canal de la secte Moon, afin de financer les manifestations de soutien, comme par exemple lors de l’arbre de Noël de la Maison Blanche en 1974.

28. Je m’en tiens ici aux affaires domestiques. Il se trouve cependant qu’un processus similaire touche les activités de la CIA. Celle-ci fut créée comme un service de renseignement et ne reçut jamais pour mission claire de mener des actions secrètes. Pourtant, elle dépassa très vite ses seules attributions d’agence d’information pour se consacrer à l’action, d’abord à l’étranger, puis aux États-Unis.

29. Parent Teacher’s Association. Association volontaire de parents d’élèves et enseignants au niveau local visant à améliorer l’école (NDLR).

30. Il reste que rien ne permet de croire sur parole ces données, d’autant que dans un contexte saturé par le goût du secret et une bureaucratie dévorante, il est probable que les autorités politiques ne soient pas réellement en mesure de savoir exactement ce qui se passe dans leurs services et si leurs consignes sont effectivement suivies d’effets. On mentionnera pour mémoire les déclarations du directeur du FBI, Kelley, selon lesquelles la pratique des effractions était désormais révolue alors que ce n’était manifestement pas le cas ; ou bien le cas de cet agent de la CIA qui, malgré les ordres donnés par sa direction et le président des États-Unis, ne détruisit pas telle substance toxique destinée à empoisonner les opposants.

31. Le plan Hudson est un plan secret développé par l’administration Nixon pour contrer les mouvements sociaux. Cette opération était reliée à l’opération du Watergate (NDLR).

32. Ce scepticisme dévastateur s’applique aussi bien aux responsables du maintien de la sécurité extérieure. Par exemple, la CIA était si préoccupée de ce que l’on puisse avoir implanté des micros dans les murs de ses nouveaux locaux à Langley, Virginie, qu’elle mit en place un véritable réseau d’informateurs parmi les ouvriers affectés à la construction (WISE, 1976, p. 145).

33. À partir de la prise en compte de quatre modèles de contrôle de l’information (l’espionnage, la conservation du secret, la persuasion et l’évaluation), Wilsnack (1977) suggère à titre d’hypothèse que «  plus un groupe ou une organisation développe des activités spécialisées et à temps plein dans un des types de contrôle de l’information, plus nombreuses seront les ressources investies par ce groupe ou cette organisation dans chacun des autres modes de contrôle » (p.14).

34. Quant à en fournir la preuve empirique, cela demeure fort difficile. Par exemple, les efforts de la commission d’enquête pour savoir qui autorisait la CIA à assassiner furent, pour reprendre les propos du sénateur Walter Mondale, « aussi peu couronnées de succès que si l’on avait voulu clouer de la gelée à un mur ». Les agents de la CIA « communiquaient entre eux par mystères et énigmes. Le système prévoyait d’ailleurs que si jamais les faits venaient à être rendus publics, il ne soit pas possible d’en découvrir les responsables » (WISE, 1976, p. 209-214).

35. Par exemple la campagne d’Anita Bryant contre les homosexuels semble avoir donné un coup de fouet au mouvement homosexuel. Plus généralement, on peut se demander quels effets négatifs les actions illégales ont pu avoir sur la perception de leur travail par les agents du FBI, la plupart ayant été formés dans les écoles de droit.

36. L’ancien procureur général Nicholas B. Katzenbach note qu’après le meurtre de trois militants des Droits civiques, « une vaste opération de renseignement en direction du Klan fut commanditée. Les fédéraux interrogèrent continuellement chaque membre connu de l’organisation dans le Mississipi. Plusieurs firent ouvertement l‘objet de filatures, la police employant les méthodes de surveillance éprouvées dans la lutte contre le crime. Nous en avons appris plus sur le Klan pendant ces quelques mois qu’en plusieurs années. Je ne doute pas que les personnes ayant fait l’objet de notre constante attention n’aient commencé à se sentir désorientées, se méfiant les unes des autres jusqu’à ce qu’elles décident que la seule manière de s’en sortir était de coopérer avec les fédéraux » (Select Committee, auditions, 1976, 6, p. 215).

 

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