POINT DE VUE : TECHNOLOGIES DE SÉCURITÉ ET SOCIÉTÉ
Paru dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, no. 21, 3e trimestre 1995, pp. 9-15.

Feuille Principale

Par Gary T. Marx

La responsabilité du sociologue, c'est d'affirmer l'existence de la complexité sociale et de démontrer que tout ce qui tend à la nier tend également à nier les valeurs démocratiques. L'analyse stratégique et l'analyse de politique publique utilisées ici par l'auteur montrent qu'au-delà de l'évidence du progrès technologique, il existe des conflits de logique et de valeurs. Ils sont nécessaires pour permettre à l'humanisme de combattre la technocratie.

 

AU-DELÀ DE LA TECHNOLOGIE : DES STRATÉGIES ET DES POLITIQUES PUBLIQUES

Une société ouverte, juste et démocratique nécessite une police très forte. Paradoxalement, une police qui soutient la liberté et la démocratie reste, de par sa nature, limitée au niveau des moyens qu’elle peut utiliser. La perte d'efficacité qui en résulte pour la police est censée être compensée par un gain de légitimité aux yeux des citoyens et par l'assurance de leur coopération. Les quelques remarques qui vont suivre se situent dans la perspective d’une police forte et démocratique.

Une première question constitue le fil directeur de la réflexion : quels sont les obstacles qui s’opposent au développement et à l'application de nouvelles technologies de sécurité dans les sociétés modernes ? Cette question contient en elle-même des hypothèses, des valeurs, des interrogations. On peut la retourner en s'interrogeant sur la nature des forces qui poussent à l'adoption de technologies nouvelles.

À titre d'exemple, citons ce dialogue tiré d'une bande dessinée qui représente Diane Keaton et Woody Allen. Observant une voiture de laquelle plusieurs clowns s'extraient, Diane Keaton fait le commentaire suivant : « je me suis toujours demandé comment il était possible de mettre tous ces clowns dans une même voiture ». Et Woody Allen de répondre : « c'est la différence entre nous : moi, je me demande pourquoi ». Les experts traitent du comment. Si l'on prend le temps de remonter à la source des problèmes, se pose la question de savoir pourquoi. Et, au-delà de ces dimensions strictement scientifiques et sociales, ce questionnement se doit de prendre en compte systématiquement le niveau de l'éthique et des implications de tout changement sur l'activité et les valeurs humaines. Se demander pourquoi conduit à se poser d'autres questions du même ordre qui s'appliquent à toute innovations, liée ou non à une technologie, dans le domaine de la police aussi bien que pour l'éducation ou la santé.

Quels sont les besoins et objectifs humains que la technologie doit servir ? Qui a besoin de cette technologie ? D'où vient la pression qui nous pousse à l’utiliser ? Quels sont les groupes d'intérêts qui sont derrière la technologie ? Qui la finance ? Qui prend les décisions ? Comment sont-elles prises ? Quels sont les groupes qui vont en profiter, quels ont ceux qui vont être gênés ? Quelles sont les incidences sociales évidentes d'une telle technologie ?

Autres questions : quelle est la place de l'homme ? La technologie a-telle pour objet d'améliorer ses conditions de travail ou de le rendre à terme inutile ?

Une dimension particulièrement importante de questionnement concerne l'évaluation du degré d'efficacité et de fiabilité d'une technologie. Quels sont les risques à court, moyen et long termes ? Quelles sont les probabilités d’occurrence de tels risques ? La posture du sociologue oriente naturellement vers une réflexion prospective sur l’éventualité du dysfonctionnement et des conséquences perverses. Par les situations et les cadres d’action originaux qu’elle inaugure, la mise en place d’une nouvelle technologie génère d’elle-même des potentialités pour de nouveaux délits ou de nouveaux dommages. En raison de la complexité de l’action humaine, lorsqu’un objectif est atteint, il est parfois difficile d’en atteindre un autre. C’est ce qu’on constate, par exemple, dans l’incendie du métro de King’s Cross, où trente personnes sont mortes, non pas directement à cause de l’incendie, mais asphyxiées par les fumées délétères des produits chimiques qui sont utilisés dans les peintures anti-graffitis.

De la même manière que l’on contrôle les implications du lancement d’un nouveau produit pharmaceutique, il convient donc d’évaluer les incidences éthiques, morales et sociales de ces technologies de police. Les pièges du développement technologique résident, en premier lieu, dans les ambiguïtés, les fausses évidences, les éléments qui se trouvent en porte-à-faux les uns par rapport aux autres. L’analyse ci-après constitue en quelque sorte la contribution du sociologue à l’étude des problèmes qui sont les nôtres. On voudrait ici donner quelques exemples de problèmes sociaux et moraux qui ont une incidence sur l’utilisation de la technologie par la police.

Les conflits de logique

Si la technologie est sans conteste adaptée à certains pans de l'activité policière (par exemple pour le processus d'identification), à certains types de délinquance (la criminalité en « col blanc »), sa généralisation conduit indubitablement à des conflits de logiques.

Un premier exemple est fourni à l’occasion de l'introduction des techniques médicales dans la sphère de la justice. Dans plusieurs affaires, le juge a mis en balance une peine classique et une sanction nouvelle de type « physiologique ». À une femme qui maltraitait ses cinq enfants, il a été proposé – comme prix de sa liberté – la stérilisation. Dans une autre affaire, le juge a proposé à deux hommes accusés de viol particulièrement horrible de choisir entre la castration chimique et une peine à perpétuité.

Dans un autre registre, logiques d'industrialisation et de démocratisation peuvent s'avérer concurrentes. Si l'industrialisation pousse vers le contrôle, la démocratisation suppose la responsabilisation de la police. Les pays les plus industrialisés et peu démocratiques, comme l'Afrique du Sud, accroissent notablement l'efficacité du contrôle social grâce à la haute technologie. En ce qui concerne les démocraties, il apparaît qu'aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, le recours à la technologie par la police est beaucoup plus poussé qu'en Italie ou en France. L'expérience napoléonienne d'une part celle, du fascisme d'aux part, auraient-elles créé des facteurs de limitation ? Aux États-Unis, on peut émettre l'hypothèse que le développement des technologies tente de compenser les entraves au travail policier dues au respect scrupuleux des droits de l'homme (limite du doit de perquisition, par exemple).

Objectifs explicites et objectifs latents

L’Occident a tendance à croire en la rationalité. Nous nous plaisons à penser que nous contrôlons les événements. À ce titre, la capacité de contrôle des phénomènes sociaux se mesurerait à l’aune de la possibilité de contrôle des phénomènes physiques. Un enseignant du MIT (Massachusetts Institute of Technology) des plus distingués, très sensibilisé aux questions sociales, a déclaré dans les années soixante : « nous avons envoyé un homme sur la Lune, réalisation des plus remarquables ; maintenant, il faut régler les problèmes des villes américaines » comme si ces problèmes se situaient au même niveau. À tort, on associe l’aspect de neutralité instrumentale de la technologie en tant qu’ensemble de composés techniques, à son application-même.

Dans la même veine, le recours à la technologie est trop souvent légitimé par une représentation réductrice et unilatérale de ses effets et objectifs. On tend ainsi à perdre de vue – à dessein ? – le fait que les conséquences de l’application concernent tout autant les destinataires que les utilisateurs.

En matière de technologies de contrôle, le langage officiel – « une technologie pour éradiquer le crime » – occulte une toute autre dimension : une technologie pour contrôler ceux-là même qui contrôlent les citoyens. Les objectifs sont multiples. Les policiers doivent-ils avant tout être honnêtes, responsables, capables de respecter les citoyens, ou plutôt respecter les règles bureaucratiques ? Essaie-t-on de contrôler les citoyens, les policiers ou les deux ? Les interactions sont incessantes. Par exemple, l’utilisation des armes à feu sert à contrôler le citoyen. Les technologies de communication, les ordinateurs, les radios travaillent dans les deux sens, de même que les dispositifs de surveillance électroniques. Aux États-Unis, avant le développement des radars et des radios il était difficile de localiser les agents de police. Maintenant, ce problème ne se pose plus.

Technologie, complexité humaine et effets induits

On peut aussi s'interroger sur la maîtrise de l'emploi des technologies, et donc sur la possibilité que l'on a de les neutraliser. Nous ne travaillons pas dans un environnement consensuel. Lorsqu'il y a des humains qui sont actifs, qui répondent, qui manipulent, qui structurent leur environnement, se met en place un équilibre qui est constamment en constitution et reconstitution. Finalement, la question est de savoir quels sont ceux qui détournent et utilisent la technologie à leurs propos fins. Aux États-Unis, a été créée une machine qui s'appelle « machine anti-chauffards, à verrouillage ». Lorsque quelqu'un est pris à conduire en état d'ivresse, le juge lui laisse le choix entre aller en prison ou acheter cette machine et l'installer dans son véhicule. Avant de commencer à conduire, il faudra souffler dans l'appareil qui analysera automatiquement l'haleine du conducteur. Pour contourner le système, il suffit de souffler d'abord dans un ballon et de le fermer, ou bien de faire souffler quelqu'un qui n'a pas bu, ou bien encore de laisser le moteur tourner.

Autre exemple, une histoire de criminalité par ordinateur, maintenant. Une société avait un système de sécurité réputé inviolable au niveau du codage, cependant, un voleur des plus habiles a pu y voler des millions et des millions de dollars. Comment ? Il a tout simplement séduit la détentrice de ces codes.

L’utilisation de nouvelles technologies peut amener à la création de nouveaux délits : c'est ce que l'on appelle les délits dérivés. C'est le cas de la détention illégale de détecteurs de radars par les particuliers afin de repérer les contrôles de vitesse de la police.

Il y a de nombreux exemples où l’on ne fait que déplacer la criminalité. Par exemple, il existe des solutions relativement efficaces pour retrouver une voiture volée, à condition d'avoir les moyens d'équiper sa voiture de certains dispositifs électroniques. Si la voiture est volée, on sait toujours où elle se trouve et on peut la suivre. Mais tout cela ne fait que reporter la délinquance sur les personnes les moins riches et les véhicules non équipés.

Autre exemple d'effet induit, relatif cette fois à des technologies de dissuasion et de « sanction » immédiate du voleur : il existe des dispositifs antivols tels que, si quelqu'un essaie d'ouvrir votre porte sans autorisation, un fusil se clenche immédiatement. Or, en cas d'incendie dans la maison, un bon citoyen qui passe à proximité peut enter pour porter secours et alors se faire tuer par un coup de fusil. De tels événements ne participent malheureusement pas de la fiction.

Quand les moyens masquent les finalités

Un autre problème se pose, celui de l'énergie et des ressources déployées pour utiliser les technologies de contrôle, celui de la disproportion croissante des moyens avec les fins. À terme, l'escalade à la technologie, qui se traduit par une complexification extrême de l'ensemble des tâches du quotidien, risque de rendre la vie parfaitement absurde. Un représentant de la police de New York déclarait : « certaines personnes garent leur voiture, enlèvent leur radio, puis leur volant, et enfin leurs enjoliveurs ». L’équilibre est très difficile à réaliser. Par exemple, à propos de l’utilisation des cartes de crédit, si l’on utilise un système à très haute protection, on va rejeter des gens qui ne devraient pas l’être (des titulaires de carte ayant pu commettre une fausse manœuvre) ; par contre, si le système est trop souple, les faussaires vont pouvoir le contourner. Une autre illustration du risque d’escalade est le discours du type « guerre des étoiles » soutenant que la seule façon d’éviter une guerre est d’Avoir un niveau plus élevé de technologie et non de trouver d’autres solutions, On assiste de facto à une escalade de l’armement entre policiers et criminels. Ou encore, une escalade dans la gravité des délits : du fait de systèmes de prévention tels que les autoradios extractibles, au lieu de voler seulement une autoradio comme il était prêt à le faire, le voleur risque de caser la voiture ou d’attaquer le conducteur qui emmène son autoradio.

Il faut toujours se poser des questions quant aux moyens qui sont susceptibles de faire perdre de vue l'objectif. Mieux vaut contrôler la technologie que se soumettre à elle. Si on se tourne vers l'Histoire, il apparaît que les solutions d'aujourd'hui sont à la source des problèmes de demain. Il faut donc avoir une vision plus globale et à plus long terme.

Sécurité technocratique ou démocratique ?

Imaginons un moyen techniquement parfait, capable d'assurer l'ordre partout. Dans quelle société vivrions-nous alors si l'ordre et la sécurité dépendaient exclusivement de la technologie policière ? Que se passerait-il quand cette technologie tomberait en panne ? On peut envisager des systèmes de sauvegarde, des systèmes de soutien, mais il y a toujours des crises. Un scientifique croit avoir pensé à tout, mais il peut toujours se passer quelque chose d'imprévisible, une chose tellement improbable que personne ne s'y était jamais préparé. En Occident, une notion morale s'impose : être un citoyen, c’est être un bon citoyen, respecter la dignité de la personne. Si l’on résout les problèmes uniquement par des moyens technologiques, on risque de se rapprocher d’une société de robots. Il faut maintenir la légitimité en s’appuyant sur des citoyens qui croient en la société, et non simplement s’appuyer sur la technologie. Le film de Charlie Chaplin (Les temps modernes) montrait déjà le conflit entre la machine et l’être humain. La machine était stupide, en ce sens qu’elle était totalement rigide.

Une autre idée fausse est celle du « plus ». Une affiche montre onze hippopotames qui sont en équilibre sur un bateau et le onzième qui va faire renverser tout le bateau dit : « plus n’est pas toujours mieux ». Il faut être prudent vis-à-vis des solutions linéaires.

On peut croire la victoire acquise, et non pas issue d’un équilibre qui peut toujours être remis en cause, penser que l’environnement est passif, que la technologie est neutre ; ce n’est que partiellement vrai. On ne peut pas faire reposer entièrement une solution sur une machine et ne plus s’en soucier, Le sens d’une technologie tient à ses aspects matériels et techniques, mais également à un symbolisme social : les chiens policiers et les canons à eau servent à contrôler les foules, cela peut être relativement efficace, surtout si l’on a des chiens particulièrement féroces. Néanmoins aux États-Unis, lorsque des policiers ont, à l’occasion d’émeutes, utilisé des chiens très féroces contre des petits enfants et des personnes pacifiques, l’image a été très négative. Même si la technique est parfaite, même si la technologie est efficace, ce peut être une erreur de l’utiliser dans certaines circonstances. Enfin, il est faux de penser qu’il y a une logique interne dans une technologie. Un haut fonctionnaire de la police des États-Unis s’interrogeait en ces termes : « nous avons une technologie, pourquoi ne pas l’utiliser ? » Pourtant, ce n’est pas parce que nous avons une technologie que nous devons forcément l’utiliser.

LA RESPONSABILITÉ DU CHERCHEUR

Le statut du chercheur implique aussi qu’il ait une vision empirique des choses. La contribution de la science au politique, c’est la sagesse, la sagacité. À des praticiens, à des professionnels, on ne peut que conseiller d’aller de l’avant, mais de façon intelligente, de façon réfléchie, avec une certaine dose d’autocritique. Car il ne faut pas toujours se laisser séduire par le discours de ceux qui veulent vendre de la technologie. Les solutions ne sont jamais gratuites, tout a un prix.

Pour l’estimer et en prendre conscience, il existe deux types de difficultés. La première consiste à lever les tabous, à expliciter l’implicite. Nous en avons déjà parlé. La seconde réside dans le mythe de quantification. En voici un exemple typiquement américain : la peine de mort à été évaluée en matière de coût par certains économistes aux États-Unis. Comme les gens peuvent faire appel sur appel, ils en ont déduit qu’il conviendrait alors d’abolir la peine de mort parce qu’elle coûte trop cher, et non pour des raisons morales ou éthiques. Ceci est un abus de la quantification. Le sens d’une vie humaine n’est pas quelque chose que l’on peut quantifier, la mort de quelqu’un ne s’évalue pas en dollars.

J’aimerais conclure par une anecdote. J’éprouve le plus grand respect pour la logique de Descartes et pour l’histoire française. Trois criminologues avaient été condamnés à mort ; le bourreau ayant placé la tête du premier d’entre eux dans la guillotine, puis coupé la corde, le couperet n’était pourtant pas tombé. Avec le deuxième criminologue, la même chose se produisit. Lorsqu’on amena le troisième criminologue, celui-ci dit aux policiers et aux ingénieurs : « attendez, je crois que je peux vous réparer cela ». Aussi, j’espère que dans nos tentatives de réparer par la technologie notre système de justice criminelle, nous ne deviendrions pas victimes d’une autodestruction ou d’un désastre social.

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